— J’ai songé à me tuer, reprend Cathy d’une voix à peine plus forte qu’un souffle de vent. Pas à m’empoisonner ni à m’ouvrir les veines, non. Rien qui aurait pu laisser croire à un suicide. Un accident de voiture… J’aurais foncé droit dans un mur. Comme ça, tu n’aurais jamais su ce que j’avais fait et… tu aurais continué de chérir mon souvenir. J’étais résolue à le faire mais, à la dernière seconde, j’ai donné un coup de volant. Je suis si lâche, achève-t-elle, les joues baignées de larmes.
Le silence retombe. Inutile de lui demander quelles sont ses intentions… Hans ne recherche pas une vraie relation, ni avec elle ni avec aucune autre. Hans… Cette vermine.
— Comment as-tu pu faire ça, justement avec Hans ? Tu sais pourtant ce qu’il vaut.
— Je sais, murmure-t-elle en regardant le plafond.
— J’ai fait mon possible pour être un bon mari. Je t’ai toujours soutenue. Nous parlons de tout ; tu ne peux pas dire que je ne t’écoute pas. Il n’y a jamais eu de problème de communication entre nous.
— Cela fait des mois que je pleure tous les soirs au lit, dit-elle en élevant subitement la voix. Et tu ne t’en es même pas rendu compte !
À la tête de leur lit, il y a un ventilateur qui étouffe la rumeur de la circulation au-dehors ainsi que d’éventuels ronflements.
— Comment aurais-je pu ?
L’une ou l’autre fois, il a bien perçu des soubresauts près de lui mais, dans son demi-sommeil, il a cru qu’elle se masturbait – ça, il préfère le garder pour lui.
— J’ai besoin de réfléchir, martèle-t-il. Je n’ai pas encore pris de décision.
Rejetant la tête en arrière, il exhale un long soupir.
— Il va me falloir récrire l’histoire de ces six derniers mois. Ce séjour à La Nouvelle-Orléans, c’était après que toi et Hans… Et la fois où Sarkar nous avait prêté sa maison de campagne pour le week-end. Tous mes souvenirs de cette période, les moments heureux… Tout n’était que mensonge et illusion.
— Je suis désolée.
— Désolée ? reprend-il d’un ton glacial. Je l’aurais admis s’il s’était agi d’un accident… Mais trois fois ?
Les lèvres de Cathy tremblent de plus belle.
— Je suis désolée, répète-t-elle.
— Je vais téléphoner à Sarkar, soupire de nouveau Peter, et voir s’il est libre ce soir.
Cathy reste muette.
— Je ne veux pas que tu m’accompagnes. Je veux lui parler seul à seul. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes pensées.
Elle hoche la tête sans répondre.
5
Peter connaît Sarkar Muhammed depuis l’adolescence. Ils habitaient la même rue mais Sarkar fréquentait une école privée. Au départ, rien ne les destinait à être amis : Sarkar était un grand sportif, Peter collaborait au journal du lycée. Sarkar était un fervent musulman, Peter ne croyait à rien. Pourtant, ils avaient sympathisé peu de temps après que la famille de Sarkar avait emménagé dans le quartier. Ils avaient le même sens de l’humour, le même goût pour les romans d’Agatha Christie et étaient pareillement incollables sur la série Star Trek. De plus, Peter ne buvait pas, ce qui ne pouvait que réjouir Sarkar. Même au restaurant, celui-ci répugne toujours à dîner à la même table qu’un buveur d’alcool.
Puis Sarkar est parti étudier l’informatique à l’université de Waterloo tandis que Peter entamait un cursus d’ingénierie biomédicale à Toronto. Tout au long de leurs études, ils sont restés en contact via le Net. Après un bref passage par Vancouver, Sarkar est revenu à Toronto où il a fondé une société spécialisée dans la création de systèmes experts. Bien qu’il soit maintenant marié et père de trois enfants, Peter et lui ont gardé l’habitude de dîner en tête à tête.
Ils se donnent toujours rendez-vous chez Sonny Gotlieb, au cœur du quartier juif de Toronto : malgré les efforts de son ami, Peter est resté fermé à la gastronomie pakistanaise et la cuisine casher présente l’avantage de respecter les interdits alimentaires de l’islam. C’est pourquoi nous les retrouvons entourés de zaydès et de boubbès papotant en yiddish, en hébreu et en russe.
— Quoi de neuf ? demande Sarkar une fois la commande enregistrée.
— Pas grand-chose, répond Peter, sur la réserve. Et toi ?
Sarkar évoque alors le travail qu’il effectue pour le Nouveau Parti démocratique de l’Ontario. Bien que celui-ci n’ait été qu’une fois au pouvoir, dans les années 1990, il ne désespère pas d’y revenir un jour. Aussi a-t-il entrepris de recueillir l’expérience des membres de l’éphémère gouvernement socialiste avant que celui-ci ne disparaisse tout à fait des mémoires.
Peter l’écoute d’une oreille distraite. D’habitude, il trouve les activités de Sarkar passionnantes mais ce soir, son esprit est à des millions d’années-lumière. Bientôt, le serveur leur apporte deux sodas et un assortiment de spécialités.
À plusieurs reprises, Peter est sur le point de confier à Sarkar ce qui s’est passé avec Cathy, mais il se dégonfle. Qu’est-ce que Sarkar va penser de lui ? Et de Cathy ? D’abord, il attribue sa reculade aux croyances de Sarkar. La famille de celui-ci occupe une place éminente au sein de la communauté musulmane de Toronto et Peter sait qu’elle pratique toujours les mariages arrangés. Mais ce n’est pas la vraie raison. La vérité, c’est qu’il ne peut pas se résoudre à parler à qui que ce soit de son infortune.
Bien qu’il n’ait pas très faim, Peter prend un petit pain aux graines de pavot dans le panier et le tartine de confiture.
— Comment va Catherine ? demande Sarkar en se servant de pain de seigle.
Peter profite de ce qu’il a la bouche pleine pour réfléchir.
— Bien, répond-il enfin.
Sarkar paraît se satisfaire de sa réponse.
— Que dirais-tu du deuxième week-end de septembre pour notre excursion ? demande-t-il un peu plus tard.
Depuis six ans, Peter et Sarkar ont l’habitude de camper un week-end dans la région des lacs du Kawartha.
— Je t’appellerai pour te confirmer.
— Bien, fait Sarkar en se resservant.
Peter a pris goût à ces excursions annuelles. S’il n’apprécie pas particulièrement la vie au grand air, il adore regarder les étoiles. Au départ, il n’avait pas l’intention de renouveler l’expérience mais avec Sarkar, tout est prétexte à établir des traditions inviolables.
Ça me ferait du bien de partir un peu, songe-t-il. Mais…
C’est impossible. Ni cette année, ni jamais plus.
Il ne peut laisser Cathy toute seule, de crainte justement qu’elle ne le reste pas.
— Je te rappellerai.
— Tu te répètes, remarque Sarkar avec un sourire.
S’il persiste à ressasser, la soirée va être un fiasco.
— Tu es content du cérébro-scanner qu’on a conçu pour toi ? demande-t-il.
— Une merveille. Ça va drôlement nous simplifier le travail.
— Tu m’en vois heureux. En ce moment, je travaille à affiner la définition.
— L’actuelle me suffit amplement. Pourquoi l’améliorer ?
— Je t’ai raconté la fois où j’ai vu un donneur se réveiller sur la table d’opération ?
— Oui, acquiesce Sarkar avec un frisson. Tu sais que ma religion se méfie des transplantations. Nous pensons que le corps doit être rendu à la terre dans son intégrité. Des histoires comme celle-ci ne font que me conforter dans ma foi.
— Il m’arrive encore d’en rêver. Mais j’espère être bientôt en mesure de chasser ce démon.
— Oh ?
— Le scanner que nous avons conçu pour ton travail n’était en fait qu’une ébauche. Ma véritable intention était de construire une sorte de super électroencéphalographe, capable de détecter la moindre activité électrique du cerveau.