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Sur la fin, cependant, il m'a semblé que son amertume se teintait d'une tonalité légèrement positive: " Allez, au revoir! On la retrouvera peut-être quand même, votre voiture! Ça arrive!… " Il souhaitait, je pense, en dire un peu plus; mais il n'y avait rien d'autre.

VI La deuxième chance

Le lendemain matin, on m'apprend que j'ai commis une erreur. J'aurais dû insister pour voir Catherine Lechardoy; mon départ sans explications a été mal perçu par le ministère de l'Agriculture.

J'apprends également – et c'est une surprise – que mon travail, lors du contrat précédent, n'a pas donné entière satisfaction. On me l'avait tu jusqu'à présent, mais j'avais déplu. Ce contrat avec le ministère de l'Agriculture est, en quelque sorte, une deuxième chance qu'on m'offre. Mon chef de service prend un air tendu, assez feuilleton américain, pour me dire: " Nous sommes au service du client, vous savez. Dans nos métiers, hélas, il est rare qu'on nous offre une deuxième chance… "

Je regrette de mécontenter cet homme. Il est très beau. Un visage à la fois sensuel et viril, des cheveux gris coupés court. Chemise blanche d'un tissu impeccable, très fin, laissant transparaître des pectoraux puissants et bronzés. Cravate club. Mouvements naturels et fermes, indice d'une condition physique parfaite.

La seule excuse que je trouve à donner – et qui me paraît bien faible – c'est qu'on vient de me voler ma voiture. Je fais donc état d'un trouble psychologique naissant, contre lequel je m'engage aussitôt à lutter. C'est alors que quelque chose bascule chez mon chef de service; le vol de ma voiture, visiblement, l'indigne. Il ne savait pas; il ne pouvait pas deviner; il comprend mieux, à présent. Et au moment de se quitter, debout près de la porte de son bureau, les pieds plantés dans l'épaisse moquette gris perle, c'est avec émotion qu'il me souhaitera de " tenir bon ".

VII Catherine, petite Catherine

" Good times are coming

I hear it everywhere I go

Good times are coming

But they're sure coming slow. "

Neil YOUNG

La réceptionniste du ministère de l'Agriculture a toujours une minijupe en cuir; mais cette fois je n'ai pas besoin d'elle pour trouver le bureau 6017.

Catherine Lechardoy confirme dès le début toutes mes appréhensions. Elle a 25 ans, un BTS informatique, des dents gâtées sur le devant; son agressivité est étonnante: " Espérons qu'il va marcher, votre logiciel! Si c'est comme le dernier qu'on vous a acheté… une vraie saleté. Enfin évidemment ce n'est pas moi qui décide ce qu'on achète. Moi je suis la bobonne, je suis là pour réparer les conneries des autres… ", etc.

Je lui explique que ce n'est pas moi qui décide ce qu'on vend, non plus. Ni ce qu'on fabrique. En fait je ne décide rien du tout. Ni l'un ni l'autre nous ne décidons quoi que ce soit. Je suis juste venu pour l'aider, lui donner des exemplaires de la notice d'utilisation, essayer de mettre au point un programme de formation avec elle… Mais rien de tout cela ne l'apaise. Sa rage est intense, sa rage est profonde. Maintenant, elle parle de méthodologie. D'après elle, tout le monde devrait se conformer à une méthodologie rigoureuse basée sur la programmation structurée; et au lieu de ça c'est l'anarchie, les programmes sont écrits n'importe comment, chacun fait ce qu'il veut dans son coin sans s'occuper des autres, il n'y a pas d'entente, il n'y a pas de projet général, il n'y a pas d'harmonie, Paris est une ville atroce, les gens ne se rencontrent pas, ils ne s'intéressent même pas à leur travail, tout est superficiel, chacun rentre chez soi à six heures, travail fini ou pas, tout le monde s'en fout.

Elle me propose d'aller prendre un café. Évidemment, j'accepte. Distributeur automatique. Je n'ai pas de monnaie, elle me donne deux francs. Le café est immonde, mais ça ne l'arrête pas dans son élan. À Paris on peut crever sur place dans la rue, tout le monde s'en fout. Chez elle, dans le Béarn, ce n'est pas pareil. Tous les week-ends elle rentre chez elle, dans le Béarn. Et le soir elle suit des cours au CNAM, pour améliorer sa situation. Dans trois ans elle aura peut-être son diplôme d'ingénieur.

Ingénieur. Je suis ingénieur. Il faut que je dise quelque chose. D'une voix légèrement atrophiée, je m'enquiers:

" Des cours de quoi?

– Des cours de contrôle de gestion, d'analyse factorielle, d'algorithmique, de comptabilité financière.

– Ça doit être du travail… ", remarqué-je d'un ton un peu vague.

Oui, c'est du travail, mais le travail ne lui fait pas peur, à elle. Souvent le soir elle travaille jusqu'à minuit, dans son studio, pour rendre ses devoirs. De toute façon dans la vie il faut se battre pour avoir quelque chose, c'est ce qu'elle a toujours pensé.

Nous remontons l'escalier vers son bureau. " Eh bien batstoi, petite Catherine… ", me dis-je avec mélancolie. Elle n'est vraiment pas très jolie. En plus des dents gâtées elle a des cheveux ternes, des petits yeux qui brillent de rage. Pas de seins ni de fesses perceptibles. Dieu n'a vraiment pas été très gentil avec elle.

Je pense que nous allons très bien nous entendre. Elle a l'air décidée à tout organiser, tout régenter, je n'aurai plus qu'à me déplacer et à donner mes cours. Ça me convient parfaitement; je n'ai aucune envie de la contredire. Je ne pense pas qu'elle tombera amoureuse de moi; j'ai l'impression qu'elle est hors d'état d'essayer quoi que ce soit avec un mec.

Vers onze heures, un nouveau personnage fait irruption dans le bureau. Il s'appelle Patrick Leroy et, apparemment, partage le même bureau que Catherine. Chemise hawaïenne, blue-jean serré aux fesses, et un trousseau de clefs accroché à la ceinture, qui fait du bruit quand il marche. Il est un peu crevé, nous dit-il. Il a passé la nuit dans une boîte de jazz avec un pote, ils ont réussi à " racler deux minettes ". Enfin, il est content.

Il passera le reste de la matinée à téléphoner. Il parle fort.

Au cours du troisième coup de téléphone, il abordera un sujet en soi assez triste: l'une de leurs amies communes, à lui et à la copine qu'il appelle, a été tuée dans un accident de voiture. Circonstance aggravante, la voiture était conduite par un troisième pote, qu'il appelle " le Fred ". Et le Fred, lui, est indemne.

Tout cela, en théorie, est plutôt déprimant, mais il réussira à escamoter cet aspect de la question par une sorte de vulgarité cynique, pieds sur la table et langage branché: " Elle était supersympa, Nathalie… Un vrai canon, en plus. C'est nul, c'est la dèche… T'as été à l'enterrement? Moi, les enterrements, je crains un peu. Et pour ce que ça sert… Remarque je me disais, peut-être pour les vieux, quand même. Le Fred y a été? Tu peux dire qu'il a un sacré cul, cet enfoiré. "

C'est avec un réel soulagement que j'accueillis l'heure du repas.

Dans l'après-midi, je devais voir le chef du service " Études informatiques ". Je ne sais vraiment pas pourquoi. Moi, en tout cas, je n'avais rien à lui dire.

J'ai attendu pendant une heure et demie dans un bureau vide, légèrement obscur. Je n'avais pas vraiment envie d'allumer, en partie par peur de signaler ma présence.

Avant de m'installer dans ce bureau, on m'avait remis un volumineux rapport intitulé Schéma directeur du plan informatique du ministère de l'Agriculture. Là non plus, je ne vois pas pourquoi. Ce document ne me concernait en rien. Il était consacré, si j'en crois l'introduction, à un " essai de prédéfinition de différents scenarii archétypaux, conçus dans une démarche cible – objectif ". Les objectifs, eux-mêmes " justifiables d'une analyse plus fine en termes de souhaitabilité ", étaient par exemple l'orientation de la politique d'aide aux agriculteurs, le développement d'un secteur para-agricole plus compétitif au niveau européen, le redressement de la balance commerciale dans le domaine des produits frais… Je feuilletai rapidement l'ouvrage, soulignant au crayon les phrases amusantes. Par exemple: " Le niveau stratégique consiste en la réalisation d'un système d'informations global construit par l'intégration de sous-systèmes hétérogènes distribués. " Ou bien: " Il apparaît urgent de valider un modèle relationnel canonique dans une dynamique organisationnelle débouchant à moyen terme sur une database orientée objet. " Enfin une secrétaire vint me prévenir que la réunion se prolongeait, et qu'il serait malheureusement impossible à son chef de me recevoir aujourd'hui.