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Cet effacement progressif des relations humaines n'est pas sans poser certains problèmes au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s'étalant sur plusieurs années, faisant parfois sentir leurs effets sur plusieurs générations? Nous sommes loin des Hauts de Hurlevent, c'est le moins qu'on puisse dire. La forme romanesque n'est pas conçue pour peindre l'indifférence, ni le néant; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne.

Si les relations humaines deviennent progressivement impossibles, c'est bien entendu en raison de cette multiplication des degrés de liberté dont Jean-Yves Fréhaut se faisait le prophète enthousiaste. Lui-même n'avait connu, j'en ai la certitude, aucune liaison; son état de liberté était extrême. J'en parle sans acrimonie. C'était, je l'ai dit, un homme heureux; ceci dit, je ne lui envie pas ce bonheur.

L'espèce des penseurs de l'informatique, à laquelle appartenait Jean-Yves Fréhaut, est moins rare qu'on pourrait le croire. Dans chaque entreprise de taille moyenne on peut en trouver un, rarement deux. En outre la plupart des gens admettent vaguement que toute relation, en particulier toute relation humaine, se réduit à un échange d'information (si bien entendu on inclut dans le concept d'information les messages à caractère non neutre, c'est-à-dire gratifiant ou pénalisant). Dans ces conditions, un penseur de l'informatique aura tôt fait de se transformer en penseur de l'évolution sociale. Son discours sera souvent brillant, et de ce fait convaincant; la dimension affective pourra même y être intégrée.

Le lendemain – toujours à l'occasion d'un pot de départ, mais cette fois au ministère de l'Agriculture – j'eus l'occasion de discuter avec le théoricien, comme d'habitude flanqué de Catherine Lechardoy. Lui-même n'avait jamais rencontré Jean-Yves Fréhaut, et n'aurait pas l'occasion de le faire. Dans l'hypothèse d'une rencontre j'imagine que l'échange intellectuel aurait été courtois, mais d'un niveau élevé. Sans doute seraientils parvenus à un consensus sur certaines valeurs telles que la liberté, la transparence et la nécessité d'établir un système de transactions généralisées recouvrant l'ensemble des activités sociales.

L'objet de ce moment convivial était de fêter le départ à la retraite d'un petit homme d'une soixantaine d'années, aux cheveux gris, avec de grosses lunettes. Le personnel s'était cotisé pour lui offrir une canne à pêche – un modèle japonais, très performant, avec triple vitesse de moulinet et amplitude modifiable par simple pression du doigt – mais il l'ignorait encore. Il se tenait bien en vue près des bouteilles de champagne. Chacun venait lui donner une bourrade amicale, voire évoquer un souvenir commun.

Ensuite, le chef du service " Études informatiques " prit la parole. C'était une gageure redoutable, annonça-t-il d'emblée, que de résumer en quelques phrases trente années d'une carrière entièrement vouée à l'informatique agricole. Louis Lindon, rappela-t-il, avait connu les heures héroïques de l'informatisation: les cartes perforées! les coupures de courant! les tambours magnétiques! À chaque exclamation il écartait vivement les bras, comme pour convier l'assistance à laisser s'élancer son imagination vers cette période révolue.

L'intéressé souriait en prenant l'air malin, il mordillait sa moustache de manière peu ragoûtante; mais dans l'ensemble il se tenait correctement.

Louis Lindon, conclut le chef de service avec chaleur, avait marqué l'informatique agricole de son empreinte. Sans lui, le système informatique du ministère de l'Agriculture ne serait pas tout à fait ce qu'il est. Et ça, aucun de ses collègues présents et même futurs (sa voix se fit légèrement plus vibrante) ne pourrait tout à fait l'oublier.

Il y eut environ trente secondes d'applaudissements nourris. Une jeune fille choisie parmi les plus pures remit au futur retraité sa canne à pêche. Il la brandit timidement à bout de bras. Ce fut le signal de la dispersion vers le buffet. Le chef de service s'approcha de Louis Lindon et l'entraîna dans une marche lente, posant son bras sur ses épaules, afin d'échanger quelques mots plus tendres et plus personnels.

Ce fut le moment que choisit le théoricien pour me glisser que Lindon appartenait quand même à une autre génération de l'informatique. Il programmait sans réelle méthode, un peu à l'intuition; il avait toujours eu du mal à s'adapter aux principes de l'analyse fonctionnelle; les concepts de la méthode Merise étaient dans une large mesure restés pour lui lettre morte. Tous les programmes dont il était l'auteur avaient dû en fait être réécrits; depuis deux ans on ne lui donnait plus grand-chose à faire, il était plus ou moins sur la touche. Ses qualités personnelles, ajouta-t-il avec chaleur, n'étaient nullement en cause. Simplement les choses évoluent, c'est normal.

Ayant enfoui Louis Lindon dans les brumes du passé, le théoricien put enchaîner sur son thème de prédilection: selon lui, la production et la circulation de l'information devaient connaître la même mutation qu'avaient connue la production et la circulation des denrées: le passage du stade artisanal au stade industriel. En matière de production de l'information, constatait-il avec amertume, nous étions encore loin du zéro défaut; la redondance et l'imprécision faisaient bien souvent la loi. Les réseaux de distribution de l'information, insuffisamment développés, restaient marqués par l'approximation et l'anachronisme (ainsi, souligna-t-il avec colère, les Telecom distribuaient encore des annuaires papier!). Dieu merci, les jeunes réclamaient des informations de plus en plus nombreuses et de plus en plus fiables; Dieu merci, ils se montraient de plus en plus exigeants sur les temps de réponse; mais le chemin était encore long qui mènerait à une société parfaitement informée, parfaitement transparente et communicante.

Il développa encore d'autres idées; Catherine Lechardoy était à ses côtés. De temps en temps elle acquiesçait d'un: " Oui, ça c'est important. " Elle avait du rouge sur sa bouche et du bleu sur ses yeux. Sa jupe atteignait la moitié de ses cuisses, et ses collants étaient noirs. Je me suis dit subitement qu'elle devait acheter des culottes, peut-être même des strings; le brouhaha dans la pièce devint légèrement plus vif. Je l'imaginai aux Galeries Lafayette, choisissant un string brésilien en dentelle écarlate; je me sentis envahi par un mouvement de compassion douloureuse.

À ce moment, un collègue s'approcha du théoricien. Se détournant légèrement de nous, ils s'offrirent mutuellement des Panatella. Catherine Lechardoy et moi-même restâmes face à face. Un net silence s'ensuivit. Puis, découvrant une issue, elle se mit à parler de l'harmonisation des procédures de travail entre la société de services et le ministère – c'est-à-dire entre nous deux. Elle s'était encore rapprochée de moi – nos corps étaient séparés par un vide de trente centimètres, tout au plus. À un moment donné, d'un geste certainement involontaire, elle pressa légèrement entre ses doigts le revers de mon col de veste.

Je n'éprouvais aucun désir pour Catherine Lechardoy; je n'avais nullement envie de la troncher. Elle me regardait en souriant, elle buvait du Crémant, elle s'efforçait d'être courageuse; pourtant, je le savais, elle avait tellement besoin d'être tronchée. Ce trou qu'elle avait au bas du ventre devait lui apparaître tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner; mais comment oublier la vacuité d'un vagin? Sa situation me semblait désespérée, et ma cravate commençait à me serrer légèrement. Après mon troisième verre j'ai failli lui proposer de partir ensemble, d'aller baiser dans un bureau; sur le bureau ou sur la moquette, peu importe; je me sentais prêt à accomplir les gestes nécessaires. Mais je me suis tu; et au fond je pense qu'elle n'aurait pas accepté; ou bien j'aurais d'abord dû enlacer sa taille, déclarer qu'elle était belle, frôler ses lèvres dans un tendre baiser. Décidément, il n'y avait pas d'issue. Je m'excusai brièvement, et je partis vomir dans les toilettes.