— Oui. Vous êtes en train de vous imaginer que le repaire de nos gars se trouve vers le sud. Moi je crois qu’ils ont fait passer leur câble dans le canal en le fixant au fond. Sunn secoua la tête.
— Ça fait au moins deux mètres de profondeur et il y a toujours un peu de vase.
— Un canal, ça se récure de temps en temps. Ils peuvent avoir profité d’un nettoyage.
D’un regard dégoûté l’agent de la C.I.A. apprécia la couleur sinistre du canal.
— Ils peuvent dans ce cas s’être amusés à ne pas le traverser perpendiculairement. Nous serions obligés de nous ficher à l’eau pour suivre la piste.
— Espérons qu’ils ne disposent pas d’un système d’alerte. Il vaudra mieux éviter de dégager leur câble. Imaginez qu’ils aient bricolé une alarme sur la tension du fil ? Nous ne trouverions qu’une planque vide.
D’un sourire suffisant, Sunn le rassura :
— J’ai tout prévu. Une cinquantaine d’hommes sont en train de patrouiller dans la région et surveillent toutes les fermes isolées. Ils ne pourront pas passer au travers du filet.
Kowask avait envie de lui dire qu’une telle chose n’était pas possible. Quinsey avait certainement souhaité que le réseau clandestin soit découvert facilement. Tout le prouvait, la mort de Ford, les cartes météo trouvées chez lui, l’imprudence de Quinsey avec sa Chevrolet, cette même Chevy découverte maladroitement immergée, la rapidité avec laquelle ils avaient trouvé son domicile, la facture de fil électrique. Il avait seulement oublié de se débarrasser définitivement du Mexicain Rabazin, sosie de Farnia, l’agent cubain.
Vous avez l’air de songer à quelque chose de précis, dit Sunn qui l’observait.
— Je me demande si ces types sur lesquels nous alloua tomber seront aussi des Cubains. Sunn grimaça horriblement.
— Bon sang, parlez pas de malheur ! Ce serait la pire des poisses. Vous ne savez pas quel complexe nous avons chez nous depuis cette malheureuse histoire de débarquement raté.
Kowask le savait fort bien, et le commodore Gary Rice encore mieux.
CHAPITRE IX
Fred Compton arriva quelques minutes avant l’heure de vacation. Il était temps, car Emily l’attendait avec la bande perforée. L’émetteur se trouvait à l’arrière de la camionnette.
— C’est quand même imprudent de vous promener avec ça dans la campagne, dit-elle sur un léger ton de reproche.
— Que faisons-nous d’autre quand nous allons émettre à une dizaine de milles d’ici ?
Sa voix sèche alerta la grosse femme :
— Vous avez téléphoné ?
— Oui, et mon informateur n’était pas au bout du fil. On n’a pu m’indiquer où et quand je pourrais le joindre. Oh ! Emily j’ai l’impression que tout va mal ! Vous verrez que nous ne reverrons jamais ce Quinsey.
Avec des gestes nerveux il tirait l’émetteur, l’installait à même le sol. Il monta l’antenne sans trop de soin.
— Attention, gronda doucement Emily. Rien ne prouve que nous n’aurons pas besoin de cet appareil demain et les autres jours.
Le magnéto spécial absorba la bande, transformant chaque série de trous en autant d’impulsions électriques. Emily Morland éprouvait chaque fois un sentiment de sécurité, en pensant que même si l’émission était captée par hasard par le contre-espionnage, personne ne comprendrait jamais rien à ces signaux-là.
Quand le voyant eut cessé de clignoter, Compton descendit l’antenne et fourra l’appareil dans le véhicule.
— Terminé une fois encore. Ce que je trouve curieux, c’est qu’on n’ait pas exigé de nous une émission matinale. À croire que ces TS 6 ne sont bonnes pour voyager que la nuit.
Il s’installa au volant pour rentrer la camionnette dans le hangar attenant à la ferme. Dans la cuisine, Emily disposait deux assiettes pour le repas du soir. D’ordinaire ils mangeaient bien avant l’émission.
Silencieux ils mangèrent lentement. Il remarquait qu’elle soignait de plus en plus les repas. Elle avait préparé un bon steak aux oignons, une salade de chou cru avec de la mayonnaise, et les beignets qu’on pouvait arroser de sirop d’érable.
— Je ne vous connaissais pas ces talents de maîtresse de maison, ma chère Emily.
Il lui sembla que la grosse femme rosissait imperceptiblement. Elle répondit avec un détachement qui ne les trompa ni l’un ni l’autre :
— Il faut bien occuper son temps à quelque chose, et puis j’ai toujours aimé tripoter dans les casseroles.
— C’est un rôle essentiel de la femme, dit Compton l’air sérieux. Peut-être l’un des meilleurs avec celui de mère.
Surprise, elle resta la fourchette en l’air.
— Ce qui m’étonne toujours c’est que de telles paroles puissent sortir de votre bouche.
— Oui. Car en fait nous sommes les sacrifiés du communisme. Croyez-vous que les gens vivent différemment dans les pays socialistes que dans celui-ci ? Ils doivent aimer leur femme, chouchouter leurs enfants et s’empiffrer de bonne cuisine.
Comme elle fronçait les sourcils, il crut qu’il était allé trop loin dans cette nouvelle déclaration de foi. Il s’en moqua et se servit une grosse ration de cole-slaw. La mayonnaise en était bien relevée, exactement comme il l’aimait.
Voyant que la grosse femme gardait une expression sévère, il l’interpella ironiquement, la bouche pleine :
— Alors, Mom, je vous ai coupé l’appétit avec mes pensées déviationnistes ?
Elle secoua la tête, mit un doigt sur sa bouche.
— Écoutez.
Les mâchoires crispées, le front plissé, il tendit l’oreille. Tout paraissait calme autour de la ferme. Il allait ouvrir à nouveau la bouche quand il entendit le bruit. C’était comme un grésillement sourd.
— Vous avez entendu ?
— Oui.
Il avala sa bouchée de choux et se leva doucement pour se diriger vers la porte. Il comprit son erreur quand le bruit se renouvela à l’intérieur de la maison. Cette fois la grosse femme quitta la table. À nouveau son visage était celui des autres jours, et une petite lueur dure faisait briller ses yeux.
— Encore ?
— Ça vient de là, dit Compton en se dirigeant vers l’espèce d’alcôve où était installé le récepteur de fac-similés météo.
Serrés l’un contre l’autre ils s’immobilisèrent devant l’appareil.
— Que se passe-t-il à votre avis, Fred ?
— Je l’ignore. Il ne peut s’agir d’une émission météo impromptue. Du moins pas à cette heure. Dans la journée encore ce serait plus probable. À moins que … Avez-vous écouté la radio aujourd’hui ?
— Bien sûr.
— Il n’y avait aucune annonce d’ouragan ou de tornade ?
— Pas la moindre.
À tout hasard Compton mit en route le dérouleur. Les cinq premiers centimètres apparurent vierges de toute indication météo, puis brusquement le lourd bourdonnement se produisit et quelques signes désordonnés, imperceptibles, apparurent sur le spécial à hauteur de la pointe de Cuba.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne sais pas. On dirait que quelqu’un s’amuse avec l’appareil émetteur. Un gosse qui effleurerait le manipulateur. Ou alors quelque chose est déréglé.
Le lourd visage d’Emily se pencha vers l’appareil.
— Il vaudrait mieux l’arrêter et le mettre complètement hors-circuit.
— Je crois que vous avez raison, et même pour plus de sécurité je vais couper le courant de compensation.
L’interrupteur se trouvait derrière l’appareil contre le mur. La sortie du câble se faisait à cet endroit-là également. Il s’enfonçait dans la terre et filait vers le sud. À quatre miles de la ferme environ, il rejoignait le réseau officiel après avoir suivi pendant plusieurs centaines de yards le fond d’un canal de drainage. C’était Ford et Quinsey qui avaient réalisé cette installation en deux nuits de travail. La première ils avaient enterré le câble de la ferme dans le canal. Il leur avait fallu dix heures d’efforts continus pour y parvenir. À distances régulières ils enfonçaient dans la terre une tige en forme de canne pour le maintenir. Ils avaient recommencé la nuit suivante au fond du canal asséché. Pendant que Quinsey fixait le câble contre le ciment, son compagnon opérait le branchement.