Allumant une autre cigarette Kowask prit un air méfiant :
— Je ne vous crois pas. Rien ne me prouve que vous n’êtes pas complices de ce Quinsey. Peut-être se cache-t-il, sachant que je le poursuis et vous a-t-il demandé de faire disparaître sa voiture. Qu’est-ce qui me prouve qu’il est mort ? Après tout il me faut rendre des comptes, moi.
Les têtes des deux hommes exprimaient l’ahurissement le plus complet. Culross en bégaya ensuite de vexation et de surprise :
— Nous ? … Complices d’un sale Soviet ? … Nous qui … Ben m… alors, vous y allez fort !
Puis il reprit son sang-froid :
— Ou alors vous êtes un sacré malin qui essayez de nous avoir.
— J’ai des comptes à rendre. Puisque Quinsey a disparu, c’est vous que je vais ramener devant mon patron.
Nouvelle consternation des visages.
— Vous voulez dire à Washington ?
— Bien sûr. Comprenez-moi bien, il faut que je prouve que Quinsey est réellement mort. Sinon, c’est une demi-douzaine d’agents qui reprendront la filière.
Culross se tourna vers Perkson.
— Que dis-tu ?
Le petit avait chuchoté quelque chose.
— Il faudrait peut-être l’amener jusque chez Robbins. C’est un grand caïd. Ils se débrouilleront ensemble. Après tout, que risquons-nous pour avoir fait notre devoir de citoyen ?
Un dégoût secret remuait Kowask. Jusque-là il n’avait jamais prêté grande attention à la politique, opérant toujours dans des pays étrangers. Il lui répugnait de voir de simples citoyens se mêler de justice. Cela loi rappelait trop les vieilles histoires de lynchage.
— Et puis il peut rien prouver. Il n’y avait pas de témoins.
Culross paraissait perplexe. Cette proposition ne l’enchantait guère mais il n’en voyait pas d’autres.
— T’as peut-être raison. Écoutez, flic, faudrait voir Robbins.
— Et où puis-je le rencontrer ?
— Chez lui à Ressemer.
Kowask les regarda l’un et l’autre avec un sourire en coin.
— Me prenez-vous pour un enfant de chœur ? Je crois que je préfère vous emmener directement jusqu’à Washington.
Perkson se gratta la gorge :
— Écoutez. Il y a un moyen. Vous laissez un de nous ici et vous partez avec l’autre. Robbins n’est pas idiot. Tout ce que vous voulez c’est être certain de la mort de Quinsey ?
— Oui, on peut même arranger quelque chose avec Robbins. Un suicide ou un accident.
Culross ricana :
— Vu l’état du monsieur, vaudrait mieux un accident de voiture et même faudrait y foutre le feu pour plus de sécurité.
— Alors vous acceptez ? demanda Perkson. Kowask acquiesça.
— D’accord, mais Culross va rester ici. Je vais l’attacher encore plus solidement. Si je ne reviens pas, vous risquerez d’y passer un bon moment.
L’autre commença à protester puis finit par accepter. Kowask trancha les liens de Perkson, son « 38 » à la main.
— Au moindre coup dur je tire. Tâchez de tous en souvenir.
Perkson s’installa au volant de la camionnette. Il manœuvra habilement et rejoignit le chemin principal.
— Que faites-vous dans la vie ?
— Je suis le contremaître de Robbins. Une grande exploitation agricole, coton, tabac et arbres fruitiers.
— Culross est aussi chez lui ?
— Il s’occupe du matériel mécanique.
Ils traversèrent le hameau puis rejoignirent la route principale.
— Il y a quand même vingt miles jusqu’à Bessemer. C’est ce que vous appelez tout près ?
— À peine douze jusque chez le patron. Nous y serons dans un quart d’heure.
Kowask se demandait ce qu’allait donner cette entrevue. Robbins ne serait certainement pas disposé à indiquer facilement le nom de celui qui avait dénoncé Quinsey.
CHAPITRE XIII
Perkson n’avait pas menti, et un quart d’heure plus tard ils s’engageaient dans une large allée bordée de pins qui conduisait à la grande demeure de Robbins.
Kowask consulta sa montre. Il n’était pas loin de onze heures mais trois fenêtres étaient encore éclairées.
— Votre patron sera encore debout ?
— Certainement, dit Perkson. Il se couche tard et se lève tôt. Ce n’est pas un type ordinaire.
Il désigna le pistolet.
— Vous pouvez planquer ça, vous n’êtes pas en danger.
Le marin laissa glisser son trente-huit dans sa poche tout en se promettant d’avoir l’œil ouvert.
Ils descendirent de voiture et Perkson se dirigea vers le grand perron.
— De toute façon nous devions rendre compte. Le patron est dans son bureau à nous attendre. Il frappa à une porte, et une voix sonore lui répondit. Installé derrière un bureau en acajou, une sorte de colosse renversé dans son fauteuil fumait un gros cigare, les yeux fixés sur eux. Kowask nota les épaules musclées, le cou de taureau, le visage taillé à coups de hache et les yeux noirs et intelligents.
Robbina ne parut pas surpris.
— Bonsoir, Perkson. Qui est-ce ? Où est Culross ?
D’une voix malgré tout peu rassurée, le compagnon de Kowask fit un résumé des événements précédents. Robbins l’écouta en tirant sur son cigare et sans un regard pour Kowask.
Quand son contremaître eut terminé, il ôta le cigare de sa bouche et ses lèvres épaisses laissèrent tomber :
— Vos papiers. La carte fédérale.
Kowask resta de marbre. Perkson se tourna vers loi, conciliant.
— Vous avez une preuve de votre qualité de flic ?
Non. La main dans sa poche, Kowask se tourna vers la porte.
— Bonsoir. Vous serez certainement convoqué à Washington pour l’affaire Culross-Perkson.
Il enfonça le canon de son arme dans les côtes de Perkson.
— Allez en route, toi ! J’ai bien assez perdu de temps comme ça.
Le visage de Robbins s’était subitement coloré tandis que son nez se dilatait au niveau des narines.
— De quoi ? Vous essayez l’intimidation ?
— Non, dit Kowask, je venais ici pour discuter et essayer d’arranger les choses, mais je vois à qui j’ai affaire. Tant que vous êtes dans cet État, vous ne risquez rien. C’est ce que vous pensez, mais l’importance de vos affaires doit vous obliger à en sortir quelquefois. C’est alors que nous vous guetterons.
Un silence suivit. Robbins fumait toujours mais avec moins de flegme. Les paroles du lieutenant de vaisseau avaient dû l’impressionner.
— Il faut quand même, fit-il au bout de quelques secondes et sur un ton radouci, que je sache à quoi m’en tenir. Êtes-vous du F.B.I. ?
— Non, mais je représente le gouvernement fédéral.
Le visage de l’homme exprima soudain une sorte de joie :
— C.I.A … ? J’aime bien les gars de ce service. Eux ils n’ont pas froid aux yeux au moins.
Ce n’était pas la première preuve que Kowask découvrait de la collusion du service secret et de l’extrême-droite. En un éclair il se demanda comment la troisième guerre mondiale n’avait pas éclaté depuis longtemps. Ce n’était pas faute de l’œuvre démente d’hommes tels que Robbins.
— Admettons, dit-il. Je n’ai aucune preuve à vous donner de mon identité. Vous me croyez ou non. N’oubliez pas que vous êtes sous une menace directe d’inculpation.
— Pour avoir liquidé un coco ? J’aimerais voir ça.
Kowask eut un sourire cruel. Robbins parut désagréablement impressionné par les yeux très clairs du marin.