L’appareil était relié aux bornes d’une seconde batterie installée sur le plateau arrière. Compton poussa un rond de métal, vit l’œil rouge qui luisait. Il le dissimula à nouveau.
— Allez-y.
La bande fut absorbée en quelques minutes, trois exactement. Chaque fois ils trépignaient un peu. L’émission proprement dite ne durait, elle, que dix secondes au maximum, quand les renseignements étaient nombreux.
— Terminé ! dit Emily.
Il leva les yeux vers l’antenne qui se perdait dans l’ombre du pin, à cinq mètres du sol, appuya sur un bouton. L’œil rouge qu’il avait découvert se mit à clignoter neuf fois. En cet instant précis un cerveau électronique, à quelques centaines de miles, recevait de nouvelles impulsions, et simultanément agissait sur les berceaux des fusées soviétiques TS 6. Tenant compte ainsi des prévisions météo pour la nuit à venir, les museaux atomiques se pointaient sur la Floride, et Cap-Canaveral en particulier.
Tandis qu’ils enfermaient à nouveau l’appareil, il laissa échapper un rire sec.
— Bien joyeux ! dit Emily avec rancune.
— Ouais. Je pense que nous pointons l’arme sur nous-mêmes, et ça me fait énormément plaisir.
Elle ne lui répondit qu’une fois sur la 192 :
— J’ai l’impression que vous faites du défaitisme, Fred Compton.
— Vous appelez ça ainsi ? Mettons que je sois dépassé par les événements et la technique ultramoderne. Quinsey vient nous voir ce soir ?
— Il l’a dit.
La camionnette dans le garage, ils ne prirent même pas la peine de décharger l’émetteur. Pour le voisinage ils étaient un couple de retraités ayant acheté cette petite ferme pour y finir leurs jours. On les croyait mariés. En fait ils faisaient chambre à part, à quelques exceptions près. Compton avait décidé que les précautions extérieures devaient suffire, et qu’une fois chez eux ils pouvaient relâcher leur prudence. Leur vie dangereuse n’était possible que dans ces conditions-là.
Dans la cuisine, Emily faisait tiédir un peu de lait. Compton se versa un verre de bourbon et le réchauffa entre ses mains. Installés face à face, de chaque côté de la table, ils restèrent silencieux remuant les mêmes pensées.
— Drôle de temps !
Il pensait que ce n’était pas une nuit favorable pour les fusées. La vitesse du vent allait certainement augmenter dans les heures à venir, et les prévisions seraient complètement faussées.
— Imaginez, dit-il…
Puis il se tut, écoutant le vent siffler tout autour de la vieille ferme.
— Quoi donc ? demanda Emily avec énervement.
— Imaginez que tout se déclenche par une nuit pareille. Les fusées tomberaient toutes dans le golfe du Mexique. Croyez-vous que les camarades russes aient ainsi dépensé des millions de dollars pour un pareil résultat ?
— Vous ne croyez pas à cette base secrète ?
— Non. Pour des raisons de politique d’abord, et puis à la suite de mes réflexions.
Emily frissonna.
— À qui seraient donc destinés tous ces renseignements ?
— Je ne sais pas.
Ils se regardèrent avec de l’angoisse dans les yeux. Ils avaient maintenant l’impression qu’après des années de sacrifices et de dangers, ils étaient pris dans quelque mystérieux engrenage.
— Pourtant, dit-elle, toute cette installation. Il a fallu raccorder notre récepteur de fac-similé sur le réseau entre Orlando et Patrick base. Et puis ce matériel, cet argent que Quinsey nous donne pour notre travail.
— Oui, bien sûr.
À nouveau il n’y eut plus que le déchaînement du vent sur la maison basse. La porte du couloir fut même secouée comme par une poigne gigantesque.
— Ne buvez pas tant, Fred. Cela n’arrangera rien.
Il reposa la bouteille. Il n’avait versé qu’un doigt d’alcool dans son verre.
— Cherchez-vous là-dedans le courage de parler à Quinsey ?
— Je ne lui demanderai rien. Depuis toujours j’ai l’habitude d’obéir aux consignes sans trop m’interroger. Il vaut mieux continuer ainsi.
— Et si Quinsey ? …
— Pourquoi maintenant ? Il y a des années que je le connais. Il a donné des preuves de sa fidélité.
Il tapa longuement une cigarette sur la toile cirée :
— Évidemment, si je pouvais aller à San Francisco … Il y a là-bas un homme qui est parfaitement au courant de tout ce qui s’est passé ces dernières années. Il doit connaître Quinsey.
Emily acheva son verre de lait, passa une main lasse dans ses cheveux blonds. Elle ne se teignait pas et les fils gris étaient très rares.
— C’est impossible. Nous sommes liés ici, nuit et jour.
— Vous le connaissez mieux que moi, dit doucement Compton. En fait vous avez vécu avec lui un an avant que je vienne ici ?
— On ne se voyait que de temps en temps. Je travaillais alors chez le sénateur de l’État, Manson. Toutes les semaines je lui communiquais ce que j’avais pu apprendre. Et puis le sénateur a perdu son siège, et Quinsey m’a hébergée pendant un temps.
Malgré lui, il regarda son corps. Elle avait des seins très gros, encore fermes, des bras musclés.
— Bien sûr, dit-elle comme répondant à son examen. Je couchais avec lui pour plus de commodité.
Elle détourna le regard.
— Je ne devrais pas continuer, mais je n’aimais guère le faire. Je mêle des considérations personnelles à notre discussion, mais Quinsey est assez étrange.
Compton aurait voulu l’interrompre. Ils s’engageaient l’un et l’autre sur une mauvaise pente. Demain ils en seraient gênés et leur action risquait de s’en ressentir. Mais d’un autre côté il avait l’impression d’être dupé.
— Il est méchant. Il aime faire mal.
Le regard d’Emily brillait. Il trouvait qu’elle avait les yeux cruels. Elle était certainement capable de donner la mort sans hésiter, mais elle ne devait pas être sadique.
— J’ai dû me défendre, car il aimait me frapper avec une cravache. J’ai encore des cicatrices. Curieux n’est-ce pas ?
Compton se contenta de hocher la tête :
— Je me suis même demandé s’il ne se droguait pas. Il lui arrivait d’être impuissant et de calmer son désir en me frappant. Un jour je lui ai arraché la cravache des mains, et je l’ai cassée en deux. Il le fallait. Quand on a de telles responsabilités on est en partie excusable de posséder certains travers, mais cependant …
Il se taisait toujours, et la grosse femme se raidit pour prendre une attitude plus méfiante. Le vent projeta des poignées de sable contre les vitres sans volets. Elle se leva pour écarter les épais rideaux.
— C’est lui ?
— Non. La nuit est sombre.
Compton écrasa soigneusement son mégot dans le cendrier, en prit une autre. Cette nuit il irait rejoindre Emily dans sa chambre, userait de ce gros corps musclé. Mais ce projet ne lui faisait rien oublier.
— C’est lui qui a trouvé Ford ?
La grosse femme revint vers lui. Ses hanches faisaient balancer la robe légère.
— Oui. Le père de Ford a été inscrit autrefois. Le garçon en avait gardé quelques regrets. Mais je crois que Quinsey lui a donné pas mal d’argent.
Compton grogna et elle se retourna vers lui.
— Beaucoup d’argent là-dedans, dit-il. Nous n’y sommes pas tellement habitués, nous qui nous sommes toujours débrouillés avec les moyens du bord. S’il a été obligé d’abattre ce premier maître, pourquoi nous le cache-t-il ?
La chaise craqua sous le poids d’Emily.
— Pourquoi l’aurait-il supprimé ?
— Les services de contre-espionnage vont s’agiter. Ils vont fureter dans tous les coins.