— Et alors, dit Leebig avec colère.
— N’est-il pas évident donc que l’impossible étant éliminé, tout ce qui reste alors, aussi improbable que ce soit, n’est autre que la vérité. J’affirme que le robot présent sur la scène même du meurtre a été l’arme du crime. Une arme que, par la force d’habitude, vous étiez incapable de concevoir comme telle.
Ils se mirent tous à parler aussitôt, sauf Gladïa qui ouvrait de grands yeux.
Baley leva la main :
— Un instant, un peu de calme. Je vais vous expliquer…
Et une fois de plus, il fit le récit de la tentative d’empoisonnement sur la personne de Gruer, et la méthode par laquelle on avait pu la réaliser. Mais cette fois, il ajouta le récit de l’autre tentative ; celle qui avait attenté à sa vie propre lors de sa visite à la ferme aux fœtus.
Leebig, avec une certaine impatience, s’en mêla :
— Je présume qu’on s’est arrangé pour qu’un robot empoisonne la flèche sans se douter qu’il maniait du poison, et pour qu’un autre robot remette la flèche empoisonnée au gamin, après lui avoir dit que vous étiez un Terrien, mais en ignorant absolument que ladite flèche était empoisonnée.
— Oui, quelque chose de ce genre. Les deux robots ayant reçu chacun des instructions très précises.
— C’est du machiavélisme, dit Leebig.
Quemot était livide et semblait prêt à se trouver mal d’un instant à l’autre :
— Aucun Solarien n’aurait jamais l’idée d’utiliser un robot pour faire du mal à un être humain, gémit-il.
— Oui et non, répondit Baley en haussant les épaules, mais le fait est là : on peut jouer sur l’ignorance d’un robot. Demandez au Dr Leebig. C’est lui le roboticien.
— Oui, rétorqua Leebig, mais cela ne s’applique pas au meurtre du Dr Delmarre. Je vous l’ai déjà dit hier. Comment pourrait-on s’arranger pour qu’un robot fracasse le crâne d’un homme ?
— Désirez-vous que je vous explique ?
— Oui, certes, si vous le pouvez.
— Le robot dont s’occupait alors le Dr Delmarre était un prototype, dit Baley. La signification propre de ce fait ne s’était pas imposée à moi jusqu’à hier au soir. J’ai eu l’occasion, à ce moment-là, de dire à un robot, pour solliciter son aide à me sortir d’un fauteuil : « Donnez-moi la main. » Le robot a regardé sa main avec stupéfaction, comme s’il pensait que je lui avais dit de la détacher et de me la remettre. J’ai dû répéter mon ordre d’une façon moins familière et plus explicite. Mais cette réaction me remit à l’esprit quelque chose que le Dr Leebig m’avait dit dans la journée. On était en train d’expérimenter des robots prototypes, à membres détachables.
« Supposons que ce soit un tel robot que le Dr Delmarre ait été en train d’étudier, capable de se servir d’un certain nombre de membres interchangeables de formes diverses, appropriés à certaines tâches bien définies. Supposons encore que le meurtrier soit au courant d’un tel état de choses et ait dit brusquement au robot : « Donnez-moi votre bras ». Obéissant à l’injonction, le robot détache son bras et le lui tend : ce bras va faire une arme remarquable. Une fois le Dr Delmarre mort, le meurtrier raccroche l’arme à l’épaule du robot et le tour est joué.
Au silence horrifié du début fit place un torrent d’objections à mesure que Baley poursuivait sa démonstration ; il dut littéralement hurler sa dernière phrase et, même ainsi, elle fut presque noyée dans le tohu-bohu.
Attlebish, le visage empourpré, se leva de sa chaise et s’avança :
— Même si ce que vous dites est vrai, la culpabilité de Mme Delmarre ne s’en trouve que plus flagrante. Elle était présente. Elle s’est disputée avec son mari, elle l’avait vu en train de travailler sur le robot et se trouvait donc au fait des possibilités qu’offraient les membres détachables (ce que, pour l’instant, je ne crois pas encore). Sous quelque angle qu’on envisage le problème, monsieur le Terrien, tout concorde et démontre sa culpabilité.
Gladïa se mit à pleurer doucement.
Baley ne tourna pas son regard vers elle, mais, fixant Attlebish, riposta :
— Au contraire, il m’est très facile de vous montrer que, si quelqu’un est coupable de ce meurtre, ce ne peut pas être Mme Delmarre.
Jothan Leebig, brusquement, se croisa les bras et laissa une expression de mépris total envahir son visage.
Baley s’en aperçut et en profita :
— D’ailleurs, docteur Leebig, vous allez m’aider à le prouver. Vous, un roboticien, êtes mieux que quiconque à même de savoir que, pour se jouer ainsi des robots et leur faire commettre des actes aussi contraires à leur nature qu’un meurtre, il faut déployer une ingéniosité prodigieuse. J’ai eu, hier, l’occasion d’essayer de placer un individu en résidence forcée sous la surveillance de trois robots. Je donnai à ceux-ci des instructions détaillées qui, selon moi, n’offraient plus à l’individu en question la moindre échappatoire. Chose fort simple, mais je suis d’une maladresse insigne avec les robots. Mes instructions pouvaient être tournées ; le prisonnier ne s’en fit pas faute et prit le large.
— Qui était ce prisonnier ? demanda Attlebish.
— Cela n’a rien à voir ici, rétorqua Baley avec impatience. Mais le fait est que des amateurs ne peuvent manier des robots sans risque d’erreur. Et j’ose dire que, dans ce domaine, quelques Solariens sont aussi peu doués que moi-même. Ainsi, qu’est-ce que Gladïa Delmarre connaît aux robots… Eh bien, docteur Leebig ?
— Rien, fit le roboticien, en ouvrant de grands yeux.
— Vous avez bien essayé d’expliquer la Robotique à Mme Delmarre ? Quel genre d’élève était-elle ? A-t-elle retenu quoi que ce soit à vos explications ?
— Elle n’a rien comp !… dit Leebig, en jetant des regards gênés autour de lui, puis s’arrêtant tout net.
— Une élève indécrottable, n’est-ce pas ? Ou préférez-vous ne pas répondre ?
Elle pouvait jouer l’ignorance, répondit Leebig avec raideur.
— Oseriez-vous prétendre, en tant que roboticien, qu’à votre avis Mme Delmarre avait suffisamment d’habileté pour amener des robots à commettre indirectement un meurtre ?
— Comment voulez-vous que je réponde à une pareille question ?
— Bien, alors je vais vous poser cette question sous une autre forme. La personne, quelle qu’elle soit, qui a tenté de me faire assassiner à la ferme aux fœtus a, tout d’abord, dû me localiser grâce au réseau d’intercommunication des robots. Après tout, je n’avais informé aucun être humain de mes déplacements et, seuls, les robots qui m’avaient conduit d’un endroit à l’autre savaient où je me trouvais. Mon collègue M. Daneel Olivaw, réussit un peu plus tard dans la journée à retrouver ma trace, mais au prix de difficultés considérables. Or, le meurtrier, lui, a pu le faire très facilement, puisque, outre le fait de me localiser, il a eu le temps de faire empoisonner la flèche, de la faire remettre à l’enfant qui l’a décochée, et ce, avant que j’aie quitté la ferme pour me rendre ailleurs. Vraiment, pensez-vous que Mme Delmarre possède assez d’habileté pour réaliser un pareil programme ?
Corwin Attlebish se pencha en avant :
— Qui, monsieur le Terrien, peut, à votre avis, être doué d’une habileté suffisante ?
— Le Dr Jothan Leebig, de son propre aveu, est le meilleur expert en robot de toute la planète, répondit Baley.
— Suis-je mis en accusation ? s’écria Leebig.
— Oui, s’écria Baley à son tour.
La colère s’estompa peu à peu dans les yeux de Leebig, et fit place à quelque chose qui n’était pas le calme à proprement parler, mais une espèce de tension contenue :