— Le bras du robot devait être souillé de sang et de cheveux, dit Minnim.
— Très certainement, répondit Baley. Mais c’est Leebig qui s’est occupé de ce robot. Il a pu facilement donner ordre aux autres robots qui auraient remarqué ce détail d’oublier tout ce qui concernait leur semblable. Le Dr Thool aurait pu, lui aussi, s’en apercevoir, mais il ne s’est occupé que du cadavre et de la femme évanouie. L’erreur de Leebig fut de croire que la culpabilité de Gladïa s’étalerait d’une manière si flagrante que l’absence d’une arme quelconque sur les lieux du crime ne pourrait la sauver. De plus, il ne pouvait pas prévoir qu’on ferait appel à un Terrien pour mener l’enquête.
— Aussi, une fois Leebig mort, vous vous êtes arrangé pour faire évader la meurtrière de Solaria. Etait-ce pour la sauver au cas où les Solariens se seraient mis à réfléchir à toute cette histoire ?
Baley haussa les épaules :
— Elle en avait assez enduré. Elle avait toujours été une victime : incomprise de son mari, le jouet de Leebig, la paria de tout Solaria.
— Et vous, vous avez accommodé la loi à votre idée pour satisfaire un caprice personnel ?
L’âpre visage de Baley se durcit :
— Ce n’était pas un caprice. J’étais au-dessus des lois de Solaria. Pour moi, les intérêts de la Terre étaient primordiaux et, pour les défendre, il a bien fallu que je fasse en sorte qu’on se débarrasse de Leebig. Lui, il était dangereux. Quant à Mme Delmarre… (Il fit face à Minnim, en pleine conscience du pas décisif qu’il faisait.) Quant à Mme Delmarre, reprit-il, elle m’a servi de cobaye pour une expérience.
— Quelle expérience ?
— Je voulais savoir si elle oserait vivre dans un monde où la présence effective des gens est courante, et même de règle. J’étais curieux de savoir si elle aurait le courage de se dégager d’habitudes aussi profondément ancrées en elle. J’avais peur qu’elle ne refuse de partir, qu’elle insiste pour demeurer sur Solaria, qui, pour elle, était un vrai purgatoire, au lieu de renoncer au mode de vie artificiel des Solariens. Mais elle a choisi le dépaysement, avec tout ce qu’il comporte. J’en suis heureux ; pour moi, c’est une espèce de symbole. Son geste m’a paru ouvrir toutes grandes les portes du salut, de notre salut.
— De notre salut ! dit énergiquement Minnim. Que diable voulez-vous dire ?
— Pas du vôtre personnellement, ni du mien, monsieur, dit Baley avec gravité, mais du salut de l’humanité tout entière. Vous vous trompez en ce qui concerne les autres Mondes Extérieurs : ils ont peu de robots, la présence effective est de règle et, eux aussi, ont procédé à l’enquête sur Solaria ; R. Daneel Olivaw était là-bas, avec moi, souvenez-vous, et, lui aussi, il va rendre compte. Il y a le danger qu’un jour ils deviennent comme Solaria, mais il est probable qu’ils se rendront compte assez tôt du péril. Ils trouveront un compromis entre une démographie démentielle et un malthusianisme redoutable. Aussi, resteront-ils les chefs de l’humanité.
— C’est votre opinion à vous, dit Minnim, très sec.
— Oui, et autre chose encore : il existe un monde comme Solaria : la Terre.
— Inspecteur Baley !
— Je vous l’assure, monsieur. Nous sommes comme les Solariens, mais à rebours. Eux, ils se sont retirés dans leur isolement les uns des autres. Nous, nous sommes isolés du reste de la Galaxie, par notre volonté propre. Ils ne peuvent aller au-delà de leurs domaines inviolables. Nous ne pouvons aller au-delà de nos cités souterraines. Ce sont des Généraux, sans troupes, avec juste des robots, qui ne peuvent pas répondre. Nous sommes des Troupes sans généraux, avec juste des cités où nous nous murons par peur du dehors. (Baley crispait les poings.)
Minnim dit d’un ton désapprobateur :
— Inspecteur, vous avez traversé de lourdes épreuves. Vous avez grand besoin de repos. Je vous l’accorde. Vous avez un mois de vacances à plein salaire, avec une promotion au bout.
— Merci, monsieur, mais ce n’est pas ce que je désire le plus. Je désire que vous m’écoutiez. Il n’y a qu’une seule issue au cul-de-sac où nous nous trouvons : vers le haut, vers l’Espace. Il y a là-bas des millions de Mondes. Les Spaciens n’en occupent que cinquante. Ils sont peu nombreux, ils ont une grande longévité. Nous sommes légion et notre temps est court. Nous sommes bien mieux armés qu’eux pour partir en exploration et coloniser. Nous avons, une croissance démographique suffisante pour nous pousser en avant et les générations se succèdent à un rythme assez rapide pour nous donner des réserves inépuisables d’éléments jeunes et téméraires. N’oublions pas qu’en premier lieu ce sont nos ancêtres qui colonisèrent les Mondes Extérieurs.
— Oui, oui. Je vois, mais je crains de n’avoir pas le temps de vous entendre davantage.
Bien que Baley sentît parfaitement l’impatience qu’avait son interlocuteur d’être débarrassé de lui, il demeura imperturbable, à la même place.
— Lorsque les premières colonies bâtirent là-bas des mondes supérieurs au nôtre, en technique pure, nous avons bâti sous terre des cocons où nous nous sommes réfugiés. Les Spaciens nous faisaient prendre conscience de notre infériorité : alors, nous nous sommes cachés. Mais ce n’est pas là une bonne réponse. Pour éviter le cycle destructeur des révoltes et des répressions, il faut entrer en compétition avec eux : suivre leurs traces s’il le faut, et devenir leur chef si nous le pouvons. Mais, pour cela, il nous faut faire face au vide : il faut que nous apprenions à faire face à l’espace. Il est trop tard pour que, nous, nous l’apprenions. Mais nous devons l’apprendre à nos enfants. C’est une question de vie ou de mort.
— Prenez du repos, inspecteur.
— Ecoutez-moi, monsieur, s’écria violemment Baley. Si les Spaciens sont forts et que, nous, nous restions où nous en sommes, alors, dans moins d’un siècle, la Terre sera détruite : Cela a été mathématiquement prévu. C’est vous qui l’avez dit vous-même. Si réellement les Spaciens étaient faibles et s’affaiblissaient de jour en jour, nous pourrions peut-être nous en sortir. Mais qui dit que les Spaciens sont faibles ? Les Solariens, un point c’est tout. Nous n’en savons pas plus.
« Je n’ai pas fini. Il y a une chose que nous pouvons changer, que les Spaciens soient faibles ou forts. Nous pouvons changer ce que nous sommes. Faisons face à l’espace, et jamais nous n’aurons besoin de nous révolter. Nous pouvons, nous aussi, nous répandre sur des foules de mondes à nous. Nous deviendrons, nous aussi, des Spaciens. Mais, si nous restons ici, sur Terre, blottis comme des lapins, alors il sera impossible d’enrayer le cycle infernal des révoltes inutiles et fatales. Et ce ne sera que pis si les gens se bercent d’espoirs fallacieux, en croyant à la faiblesse des Spaciens. Allez-y. Consultez les sociologues : présentez-leur mes arguments. Et, s’ils ne sont pas convaincus, trouvez le moyen de m’expédier sur Aurore. Je vous rendrai compte de ce que sont réellement les Spaciens, et nous verrons alors ce que la Terre doit faire.
Minnim acquiesça :
— Oui, oui. Au revoir, maintenant, inspecteur Baley.