« Veux-tu m’apporter de l’aspirine et de l’eau ?
— Il faut te lever. Il est midi. TU as dormi cinq heures de plus que d’habitude.
— Pourrais-tu éteindre le salon ?
— Mais c’est ma famille.
— Tu veux bien faire ça pour un malade ?
— Je vais baisser le son. » Elle sortit, ne toucha à rien dans le salon et revint.
« C’est mieux comme ça ?
— Merci.
— C’est mon programme préféré.
— Et mon aspirine ?
— Tu n’as jamais été malade. » Elle repartit.
« Eh bien, je le suis aujourd’hui. Je n’irai pas travailler ce soir. Préviens Beatty pour moi. — Tu étais bizarre la nuit dernière. » Elle revenait en fredonnant.
« Où est l’aspirine ? » Il jeta un coup d’œil au verre d’eau qu’elle lui tendait.
« Oh. » Elle regagna la salle de bains. « Il est arrivé quelque chose ?
— Un feu, c’est tout.
— Moi, j’ai passé une soirée épatante, lança-t-elle de la salle de bains.
— À quoi faire ?
— Au salon.
— Qu’est-ce qu’on donnait ?
— Des émissions.
— Quelles émissions ?
— Les meilleures.
— Avec qui ?
— Oh, tu sais bien, toute la bande.
— Oui, la bande, la bande, la bande. » Il comprima la douleur qui lui taraudait les yeux et soudain l’odeur du pétrole le fit vomir.
Mildred revint en continuant de fredonner. Une expression de surprise se peignit sur son visage. « Pourquoi as-tu fait ça ? » Il regarda le sol d’un air consterné. « On a brûlé une vieille femme avec ses livres.
— Encore une chance que la moquette soit lavable. » Elle alla chercher un balai laveur et se mit au travail.
« Je suis allée chez Helen hier soir.
— Tu n’avais pas d’image dans le salon ?
— Bien sûr que si, mais c’est chouette de faire des visites. » Elle redisparut dans le salon. Il l’entendit chantonner.
« Mildred ? » lança-t-il.
Elle reparut, toujours en train de chantonner tout en claquant doucement des doigts.
« Tu ne veux pas me poser de question sur ce qui s’est passé hier soir ?
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On a brûlé un millier de livres. On a brûlé une femme.
— Et alors ? » Dans le salon, c’était une explosion de sons.
« On a brûlé des livres de Dante, de Swift, de Marc Aurèle.
— Ge n’était pas un Européen ?
— Quelque chose comme ça.
— Et ce n’était pas un extrémiste ?
— Je ne l’ai jamais lu.
— C’était un extrémiste. » Mildred tripotait le téléphone. « Tu ne te figures pas que je vais appeler le capitaine Beatty quand même ?
— Mais il le faut !
— Ne crie pas !
— Je ne crie pas. » Il s’était brusquement redressé dans le lit, furieux, congestionné, tremblant. Le salon rugissait dans l’air brûlant. « Je ne peux pas l’appeler. Je ne peux pas lui dire que je suis malade.
— Pourquoi ? » Parce que tu as peur, pensa-t-il. Tu es un enfant qui simule et qui a peur d’appeler parce qu’au bout d’un moment la conversation donnera ceci : « Oui, capitaine, je me sens déjà mieux. Je serai là ce soir à dix heures. » « Tu n’es pas malade », déclara Mildred. Montag se laissa retomber en arrière. Il glissa une main sous l’oreiller. Le livre dérobé était toujours là.
« Mildred, qu’est-ce que tu dirais si, euh, je lâchais mon boulot pendant quelque temps ?
— Tu veux tout abandonner ? Après toutes ces années de travail, simplement parce qu’une nuit, je ne sais quelle bonne femme et ses livres...
— Si tu l’avais vue, Millie !
— Elle ne représente rien pour moi ; elle n’avait qu’à ne pas avoir ces bouquins. C’était son affaire, elle n’avait qu’à y penser. Je la déteste. Elle t’a mis en branle et en avant, on va se retrouver sur le pavé, sans maison, sans travail, sans rien.
— Tu n’étais pas là, tu ne l’as pas vue. Il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer, pour amener une femme à rester dans une maison en flammes ; oui, il doit y avoir quelque chose. On n’agit pas comme ça pour rien.
— C’était une simple d’esprit.
— Elle avait sa raison autant que toi et moi, plus peutêtre, et on l’a brûlée.
— Ça n’empêche pas l’eau de couler sous les ponts.
— L’eau peut-être, mais pas le feu. TU as déjà vu une maison brûler ? Elle fume pendant des jours. Et pour ce qui est de ce feu-là, je m’en souviendrai toute ma vie.
Bon Dieu ! Toute la nuit j’ai essayé de l’éteindre dans ma tête. C’était à devenir fou.
— Tu aurais dû réfléchir à ça avant de devenir pompier.
— Réfléchir ! Est-ce que j’ai eu le choix ? Mon père et mon grand-père étaient pompiers. Dans mon sommeil, je leur courais après. » Le salon jouait un air de danse.
« On est le jour où tu prends ton service plus tôt, dit Mildred. Tu devrais être parti depuis deux heures. Je viens de m’en apercevoir.
— Ce n’est pas seulement la mort de cette femme, reprit Montag. Cette nuit, j’ai pensé à tout le pétrole que j’ai déversé depuis dix ans. Et j’ai pensé aux livres. Et pour la première fois je me suis rendu compte que derrière chacun de ces livres, il y avait un homme. Un homme qui les avait conçus. Un homme qui avait mis du temps pour les écrire. Jamais cette idée ne m’était venue. » Il sortit du lit. « Si ça se trouve, il a fallu toute une vie à un homme pour mettre certaines de ses idées par écrit, observer le monde et la vie autour de lui, et moi j’arrive en deux minutes et boum ! tout est fini.
— Laisse-moi tranquille, protesta Mildred. Je n’ai rien fait.
— Te laisser tranquille ? Très bien, mais comment je fais pour me laisser tranquille ? Nous n’avons pas besoin qu’on nous laisse tranquilles. Nous avons besoin de vrais tourments de temps en temps. Ça fait combien de temps que tu ne t’es pas vraiment tourmentée ? Pour quelque chose d’important, quelque chose d’authentique ? » Puis il se tut, car il se souvenait de la semaine passée, des deux pierres blanches fixées sur le plafond, du serpent-pompe à l’œil fouineur et des deux hommes blafards avec leur cigarette qui tressautait entre leurs lèvres tandis qu’ils parlaient. Mais il s’agissait d’une autre Mildred, d’une Mildred si profondément enfouie à l’intérieur de celle-ci, et si tourmentée, réellement tourmentée, que les deux femmes ne s’étaient jamais rencontrées.
Il se détourna. Mildred dit : « Bon, tu as gagné. Devant la maison.
Regarde qui est là.
— Je m’en fiche.
— Il y a une voiture à l’insigne du Phénix qui vient de s’arrêter et un homme en chemise noire avec un serpent orange brodé sur le bras qui remonte l’allée.
— Le capitaine Beatty ?
— Le capitaine Beatty. » Montag demeura immobile, les yeux plongés dans la froide blancheur du mur qui lui faisait face.
« Fais-le entrer, veux-tu ? Dis-lui que je suis malade.
— Dis-le-lui toi-même ! » Elle se mit à trottiner de-ci de-là, puis s’arrêta, les yeux grands ouverts, quand elle entendit la porte d’entrée l’appeler tout doucement: « Madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un, il y a quelqu’un, madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un. » De plus en plus faiblement.