Montag s’assura que le livre était bien caché derrière l’oreiller, se remit au lit sans se presser et tira les couvertures sur ses genoux et sa poitrine, adoptant une position mi-assise. Au bout d’un instant, Mildred sortit de sa stupeur, quitta la pièce et le capitaine Beatty entra tranquillement, les mains dans les poches.
« Faites taire la "famille" », dit Beatty en promenant sur le décor un regard circulaire dont Montag et sa femme étaient exclus.
Cette fois, Mildred partit en courant. Les voix glapissantes cessèrent leur tapage dans le salon.
Le capitaine Beatty s’installa dans le fauteuil le plus confortable, une expression parfaitement sereine sur son visage rubicond. Il prit tout son temps pour bourrer et allumer sa pipe de bronze et souffla un grand nuage de fumée. « Une idée que j’ai eue comme ça de passer voir comment allait le malade.
— Comment avez-vous deviné ? » Beatty y alla de son sourire qui exhibait le rose bonbon de ses gencives et la blancheur de sucre de ses dents.
« Je connais la musique. Vous alliez m’appeler pour me demander la nuit. » Montag se mit en position assise.
« Eh bien, dit Beatty, prenez votre nuit ! » Il examina sa boîte d’allumettes inusables dont le couvercle annonçait UN MILLION D’ALLUMAGES GARANTIS DANS CET IGNITEUR et, d’un air absent, se mit à gratter l’allumette chimique, à la souffler, la rallumer, la souffler, dire quelques mots, souffler. Il regarda la flamme, souffla, regarda la fumée. « Quand pensez-vous aller mieux ?
— Demain. Après-demain, peut-être. Début de la semaine prochaine. » Beatty tira une bouffée de sa pipe. « Tôt ou tard, tout pompier en passe par là. Tout ce qu’il faut alors, c’est comprendre le fonctionnement de la mécanique.
Connaître l’historique de notre profession. On n’explique plus ça à la bleusaille comme dans le temps. Dommage. » Une bouffée. « Il n’y a plus que les capitaines de pompiers pour s’en souvenir. » Une bouffée. « Je vais vous mettre au courant. » Mildred s’agita.
Beatty s’accorda une bonne minute pour s’installer et réfléchir à ce qu’il voulait dire.
« Quand est-ce que tout ça a commencé, vous m’avez demandé, ce boulot qu’on fait, comment c’est venu, où, quand ? Eh bien, je dirais que le point départ remonte à un truc appelé la Guerre Civile. Même si le manuel prétend que notre corporation a été fondée plus tôt. Le fait est que nous n’avons pris de l’importance qu’avec l’apparition de la photographie. Puis du cinéma, au début du vingtième siècle. Radio. Télévision. On a commencé à avoir là des phénomènes de masse. » Assis dans son lit, Montag demeurait immobile.
« Et parce que c’étaient des phénomènes de masse, ils se sont simplifiés, poursuivit Beatty. Autrefois les livres n’intéressaient que quelques personnes ici et là, un peu partout. Ils pouvaient se permettre d’être différents. Le monde était vaste. Mais le voilà qui se remplit d’yeux, de coudes, de bouches. Et la population de doubler, tripler, quadrupler. Le cinéma et la radio, les magazines, les livres se sont nivelés par le bas, normalisés en une vaste soupe. Vous me suivez ?
— Je crois. » Beatty contempla le motif formé par la fumée qu’il avait rejetée.
« Imaginez le tableau. L’homme du dix-neuvième siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes : un film au ralenti. Puis, au vingtième siècle, on passe en accéléré.
Livres raccourcis. Condensés, Digests. Abrégés. Tout est réduit au gag, à la chute.
— La chute, approuva Mildred.
— Les classiques ramenés à des émissions de radio d’un quart d’heure, puis coupés de nouveau pour tenir en un compte rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J’exagère, bien sûr. Les dictionnaires servaient de référence.
Mais pour bien des gens, Hamlet (vous connaissez certainement le titre, Montag ; ce n’est probablement qu’un vague semblant de titre pour vous, madame Montag...), Hamlet, donc, n’était qu’un digest d’une page dans un livre proclamant : Enfin tous les classiques à votre portée ; ne soyez plus en reste avec vos voisins. Vous voyez ?
De la maternelle à l’université et retour à la maternelle.
Vous avez là le parcours intellectuel des cinq derniers siècles ou à peu près. » Mildred se leva et se mit à s’affairer dans la chambre, ramassant des objets qu’elle reposait aussitôt. Beatty fit comme si de rien n’était et poursuivit : « Accélérez encore le film, Montag. Clic ? Ça y est ? Allez, on ouvre l’œil, vite, ça défile, ici, là, au trot, au galop, en haut, en bas, dedans, dehors, pourquoi, comment, qui, quoi, où, hein? Hé! Bang! Paf! Vlan, bing, bong, boum!
Condensés de condensés. Condensés de condensés de condensés. La politique ? Une colonne, deux phrases, un gros titre ! Et tout se volatilise ! La tête finit par vous tourner à un tel rythme sous le matraquage des éditeurs, diffuseurs, présentateurs, que la force centrifuge fait s’envoler toute pensée inutile, donc toute perte de temps ! » Mildred retapait le dessus de lit. Montag sentit son cœur battre à grands coups lorsqu’elle tapota son oreiller. Et voilà qu’elle le tirait par l’épaule pour pouvoir dégager l’oreiller, l’arranger et le remettre en place sous ses reins. Et peut-être pousser un cri et ouvrir de grands yeux, ou simplement tendre la main, dire : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » et brandir le livre caché avec une touchante innocence.
« La scolarité est écourtée, la discipline se relâche, la philosophie, l’histoire, les langues sont abandonnées, l’anglais et l’orthographe de plus en plus négligés, et fi- nalement presque ignorés. On vit dans l’immédiat, seul le travail compte, le plaisir c’est pour après. Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d’appuyer sur des boutons, de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ?
— Laisse-moi arranger ton oreiller, dit Mildred.
— Non ! murmura Montag.
— La fermeture à glissière remplace le bouton et l’homme n’a même plus le temps de réfléchir en s’habillant à l’aube, l’heure de la philosophie, et par conséquent l’heure de la mélancolie.
— Là, fit Mildred.
— Laisse-moi tranquille, dit Montag.
— La vie devient un immense tape-cul, Montag ; un concert de bing, bang, ouaaah !
— Ouaaah ! fit Mildred en tirant sur l’oreiller.
— Mais fiche-moi la paix, bon Dieu ! » s’écria Montag.
Beatty ouvrit de grands yeux.
La main de Mildred s’était figée derrière l’oreiller. Ses doigts suivaient les contours du livre et, comme elle l’identifiait à sa forme, elle prit un air surpris puis stupéfait. Sa bouche s’ouvrit pour poser une question...
« Videz les salles de spectacles pour n’y laisser que les clowns et garnissez les pièces de murs en verre ruisselants de jolies couleurs genre confetti, sang, xérès ou sauternes. Vous aimez le base-bail, n’est-ce pas, Montag ?
— C’est un beau sport. » Beatty, presque invisible, n’était plus qu’une voix derrière un écran de fumée.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Mildred d’un ton presque ravi. Montag pressa son dos contre les bras de sa femme. « Qu’est-ce qu’il y a là ?
— Va t’asseoir ! » tonna Montag. Elle fit un bond en arrière, les mains vides. « On est en train de causer ! » Beatty continua comme si de rien n’était. « Vous aimez le bowling, n’est-ce pas, Montag ?
— Oui.
— Et le golf?
— C’est un beau sport.
— Le basket-ball ?