Montag se vissa son Coquillage dans l’oreille.
« La police invite toute la population du secteur d’Elm Terrace à procéder comme suit : Que dans chaque rue chaque habitant de chaque maison ouvre sa porte côté rue ou côté jardin ou regarde à ses fenêtres. Le fugitif ne peut s’échapper si chacun regarde dehors dans la minute qui suit. Prêts ! » Évidemment ! Comment n’y avaient-ils pas pensé plus tôt ? Pourquoi, depuis le temps, ne s’étaient-ils jamais essayés à ce petit jeu ? Tout le monde debout ! Tout le monde dehors ! On ne pouvait pas le rater ! Le seul individu à courir dans la ville plongée dans la nuit, le seul à mettre ses jambes à l’épreuve !
« Nous allons compter jusqu’à dix. Un ! Deux ! » Il sentit la cité qui se dressait.
« Trois ! » Il sentit la cité qui se tournait vers ses milliers de portes.
Plus vite ! Allonge la foulée !
« Quatre ! » Les gens avançaient comme des somnambules dans leurs couloirs.
« Cinq ! » Il sentait leurs mains sur les poignées de portes !
L’odeur du fleuve était fraîche, telle une pluie compacte. Sa gorge était en feu et ses yeux desséchés par la course. Il hurla comme si ce cri pouvait le projeter en avant, lui faire franchir d’un bond les cent derniers mètres.
« Six, sept, huit ! » Les poignées de cinq mille portes tournaient.
« Neuf ! » Il dépassa la dernière rangée de maisons, dévala une pente qui plongeait vers une masse noire en mouvement.
« Dix ! » Les portes s’ouvraient.
Il imagina des milliers et des milliers de visages scrutant les cours, les ruelles et le ciel, des visages masqués par des rideaux, pâles, des visages effrayés par la nuit, comme des animaux grisâtres aux aguets dans des ca- vernes électriques, des visages aux yeux gris délavés, aux langues grises et aux pensées grises qui filtraient à travers la chair gourde de la face.
Mais il avait atteint le fleuve.
Il le toucha, juste pour s’assurer de sa réalité. Il pataugea dans l’eau et se déshabilla entièrement dans l’obscurité, s’aspergea le torse, les bras, les jambes, la tête de cette âpre liqueur ; en but, en aspira par les narines. Puis il enfila les vieux vêtements et les chaussures de Faber. Il jeta ses propres effets dans le fleuve et les regarda s’éloigner. Puis, sans lâcher la valise, il s’avança dans l’eau jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied et se laissa emporter dans le noir.
Il était à trois cents mètres en aval quand le Limier atteignit le fleuve. Au-dessus de lui grondaient les immenses pales des hélicoptères. Une tempête de lumière s’abattit sur le fleuve et Montag plongea sous le vaste embrasement comme si le soleil venait de percer à travers les nuages. Il se sentit emporté dans le noir par le courant. Puis les projecteurs se redirigèrent vers la terre, les hélicoptères se rabattirent sur la ville, comme s’ils avaient repéré une autre piste. Ils étaient partis. Le Limier était parti. Il n’y avait plus maintenant que l’eau froide du fleuve et Montag qui flottait dans une paix soudaine, loin de la cité, des lumières et de la traque, loin de tout.
Il avait l’impression de laisser derrière lui une scène grouillante d’acteurs. De s’être arraché à une grande séance de spiritisme avec tous ses fantômes murmurants.
Il délaissait une effrayante irréalité pour pénétrer dans une réalité qui n’était irréelle qu’en raison de sa nouveauté.
Les rives ténébreuses défilaient tandis qu’il s’enfonçait dans la campagne moutonnante. Pour la première fois en une douzaine d’années les étoiles se montraient au-dessus de lui, en vastes processions de roues de feu.
Il vit un formidable char d’étoiles se former dans le ciel et menacer de l’écraser.
Il flottait sur le dos quand la valise se remplit et coula ; le courant était faible et l’entraînait paresseusement loin de cette population qui se nourrissait d’ombres au petit déjeuner, de vapeurs à midi et de buée le soir. Le fleuve était une réalité palpable ; il le transportait confortablement et lui donnait enfin le temps, le loisir de considérer le mois écoulé, l’année, et toutes celles qui composaient sa vie. Il écouta les battements de plus en plus lents de son cœur. À l’instar de son sang, ses pensées cessèrent d’affluer précipitamment.
Il vit la lune, à présent basse sur l’horizon. La lune, là, et la lumière de la lune qui venait d’où ? Du soleil, bien sûr. Et qu’est-ce qui fait briller le soleil ? Son propre feu. Et le soleil continue, jour après jour, de brûler et de brûler encore. Le soleil et le temps. Le soleil, le temps et le feu. Le feu. Le fleuve le berçait doucement.
Le feu. Le soleil et chaque horloge sur terre. Tout s’assembla pour prendre corps dans son esprit. Après avoir longuement flotté sur terre et brièvement sur l’eau, il sut pourquoi il ne devait plus jamais répandre l’incendie.
Le soleil brûlait tous les jours. Il brûlait le Temps. Le monde était lancé sur un cercle, tournait sur son axe, et le temps s’employait à brûler les années et les hommes sans aucune aide de sa part. Donc, si lui brûlait des choses en compagnie des pompiers, et que le soleil brûlait le Temps, cela signifiait que tout brûlait !
Il fallait que l’un d’eux s’arrête. Ce ne serait certainement pas le soleil. Il semblait donc que ce dût être Montag et ceux avec qui il travaillait encore quelques petites heures plus tôt. Il fallait recommencer à économiser et à mettre de côté et il fallait que quelqu’un s’attache à sauvegarder l’acquis, d’une manière ou d’une autre, dans les livres, dans les enregistrements, dans la tête des gens, par tous les moyens, pourvu qu’il soit en sécurité, à l’abri des mites, des poissons d’argent, de la pourriture sèche et des porteurs d’allumettes. Le monde était plein d’incendies de toutes sortes et de toutes tailles. La corporation des tisseurs d’amiante allait devoir rouvrir ses portes très bientôt.
Il sentit son talon heurter le fond, toucher des cailloux et de la rocaille, racler du sable. Le fleuve l’avait poussé vers la rive.
Il contempla l’immense créature noire sans yeux ni lumière, sans forme, simple masse qui s’étendait sur des milliers de kilomètres sans vouloir s’arrêter, avec ses collines herbues et ses forêts qui l’attendaient.
Il hésitait à abandonner le confort du courant. Il craignait de tomber sur le Limier. Les arbres pouvaient brusquement ployer sous la bourrasque des hélicoptères.
Mais il n’y avait que l’innocente brise d’automne, tout là-haut, qui allait son chemin comme un autre fleuve.
Pourquoi le Limier ne poursuivait-il pas sa course ?
Pourquoi les recherches avaient-elles obliqué vers la terre ? Montag tendit l’oreille. Rien. Rien.
Millie, pensa-t-il. Toute cette campagne. Écoute-la !
Rien de rien. Tant de silence, Millie, je me demande comment tu supporterais ça. Crierais-tu : « Tais-toi, la ferme ! » Millie, Millie. Et il se sentit envahi de tristesse.
Millie n’était pas là, le Limier non plus, mais l’odeur de foin sec qui soufflait de quelque champ lointain le déposa à terre. Il se souvint d’une ferme qu’il avait visitée quand il était très jeune, une des rares fois où il avait découvert que, quelque part derrière les sept voiles de l’irréalité, au-delà des murs des salons et des douves en fer-blanc de la ville, des vaches ruminaient, des cochons se vautraient dans des mares tièdes à midi, des chiens aboyaient après des moutons blancs sur une colline.
À présent, l’odeur qui lui parvenait, le mouvement des flots, lui donnaient envie de s’endormir sur du foin fraîchement coupé dans une grange à l’écart du vacarme des autoroutes, derrière une ferme silencieuse, au pied d’une vieille éolienne ronronnant comme le passage des années au-dessus de sa tête. Il restait toute la nuit dans le fenil, écoutant au loin les animaux, les insectes, les arbres, les mouvements et déplacements furtifs.