Durant la nuit, songea-t-il, il entendrait en bas comme un bruit de pas. Il se raidirait et se redresserait. Le bruit s’éloignerait. Alors il se recoucherait, regarderait par la lucarne, très tard dans la nuit, et verrait les lumières s’éteindre dans la ferme jusqu’à ce qu’une très jeune et très belle femme vienne s’asseoir à une fenêtre plongée dans l’obscurité pour natter ses cheveux. Il aurait du mal à la distinguer, mais son visage ressemblerait à celui d’une jeune fille qu’il avait rencontrée autrefois, il y avait si longtemps, la jeune fille qui savait prévoir le temps et n’était jamais brûlée par les lucioles, la jeune fille qui savait ce que signifiait le jaune laissé par une fleur de pissenlit dont on s’était frotté le menton. Puis elle disparaîtrait de la tiédeur de la fenêtre pour réapparaître à l’étage, dans sa chambre badigeonnée de lune. Puis, au bruit de la mort, au bruit des avions à réaction déchirant le ciel en deux morceaux noirs jusqu’à l’horizon et audelà, il resterait allongé dans le fenil, caché, hors d’atteinte, à regarder ces étranges nouvelles étoiles surgies au bord de la terre, fuyant les couleurs tendres de l’aube.
Au matin, il ne serait pas en manque de sommeil, car la chaleur des odeurs et des spectacles de toute une nuit à la campagne l’aurait reposé, gavé de sommeil, tandis qu’il avait les yeux ouverts et que ses lèvres, quand il songeait à y porter la main, dessinaient un demi-sourire.
Et là, au bas de l’escalier du fenil, l’attendrait cette chose incroyable. Dans la lueur rose du petit matin, en prenant toutes ses précautions, il descendrait les marches, à ce point conscient du monde qu’il en serait effrayé, et resterait debout devant le petit miracle avant de se pencher pour le toucher.
Un verre de lait frais, des pommes et des poires posés là, au bas de l’escalier.
C’était exactement ce qu’il désirait pour l’instant. Un signe que le vaste monde l’acceptait et lui offrait le temps nécessaire pour réfléchir à tout ce qui exigeait réflexion.
Un verre de lait, une pomme, une poire.
Il s’arracha au fleuve.
La terre se rua vers lui comme un raz de marée. Il se sentit écrasé par l’obscurité, par le regard de la campagne et les milliers d’odeurs charriées par le vent qui lui glaçait le corps. Il recula sous le déferlement courbe des ténèbres, des sons et des odeurs, les oreilles bourdonnantes. Il tourna sur lui-même. Les étoiles pleuvaient dans ses yeux comme des météores en flammes. Il eut envie de replonger dans le fleuve et de se laisser tranquillement emporter au gré du courant. Cette terre sombre qui se dressait là lui rappelait le jour où, enfant, alors qu’il se baignait, surgie de nulle part, la plus grosse vague de mémoire d’homme l’avait précipité dans une boue salée et de vertes ténèbres, la gorge et les narines brûlées par l’eau de mer, l’estomac révulsé, un hurlement aux lèvres ! Trop d’eau !
Trop de terre !
Du mur noir devant lui sortit un murmure. Une forme.
Dans la forme, deux yeux. La nuit le regardait. La forêt l’observait.
Le Limier !
Après avoir tant couru, sué toute l’eau de son corps, s’être à demi noyé, arriver si loin, l’emporter de haute lutte, se croire en sécurité, soupirer de soulagement, reprendre pied sur la terre ferme, pour finalement se retrouver devant...
Le Limier !
Montag poussa un ultime cri de détresse, comme si tout cela était trop pour un seul homme.
La forme se volatilisa. Les yeux disparurent. Les tas de feuilles s’envolèrent en une pluie sèche.
Montag était seul au milieu de la nature.
Un daim. Il sentit le lourd parfum musqué auquel se mêlaient une pointe de sang et les effluves poisseux du souffle de l’animal, odeur de cardamome, de mousse et d’herbe de Saint-Jacques dans cette nuit immense où les arbres se précipitaient sur lui, reculaient, se précipitaient, reculaient, au rythme du battement de son cœur derrière ses yeux. Des milliards de feuilles devaient joncher le sol ; il se mit à patauger dans cette rivière sèche qui sentait le clou de girofle et la poussière chaude. Et les autres odeurs !
De partout s’élevait un arôme de pomme de terre coupée, cru, froid, tout blanc d’avoir passé la plus grande partie de la nuit sous la lune. Il y avait une odeur de cornichons sortis de leur bocal, de persil en bouquet sur la table. Un parfum jaune pâle de moutarde en pot. Une odeur d’œillets venue du jardin d’à côté. Il abaissa la main et sentit une herbe l’effleurer d’une caresse d’enfant. Ses doigts sentaient la réglisse.
Il s’arrêta pour respirer, et plus il respirait la terre, plus il en intériorisait les moindres détails. Il n’était plus vide. Il y avait ici largement de quoi le remplir. Il y en aurait toujours plus que largement.
Il repartit en trébuchant dans la nappe de feuilles.
Et au milieu de ce monde étrange, un détail familier.
Son pied heurta un obstacle qui rendit un bruit mat.
Il tâta le sol de la main sur un mètre de ce côté-ci, un mètre de ce côté-là.
La voie ferrée.
Les rails qui s’échappaient de la ville pour rouiller à travers la campagne, dans les bois et les forêts désormais déserts qui longeaient le fleuve.
C’était le chemin conduisant là où il allait, où que ce fût. C’était le seul élément familier, le charme magique qu’il aurait probablement besoin de toucher, de sentir sous ses pieds durant quelque temps, au cours de sa progression au milieu des ronciers et des lacs d’odeurs, d’impressions et de sensations tactiles, parmi les chuchotements et les remous des feuilles.
Il s’engagea sur la voie ferrée.
Et fut surpris de voir à quel point il était certain d’un fait unique dont il lui était impossible d’avoir la preuve.
Un jour, autrefois, Clarisse avait marché là où il était en train de marcher.
Une demi-heure plus tard, transi, alors qu’il suivait prudemment les rails, pleinement conscient de la totalité de son corps, le visage, la bouche, les yeux saturés d’obscurité, les oreilles de sons, les jambes irritées par la bardane et les chardons, il aperçut un feu droit devant lui.
Le feu disparut, puis redevint visible, à la façon d’un clin d’œil. Il s’arrêta, craignant de l’éteindre par son seul souffle. Mais il était bien là et il s’en approcha précautionneusement, d’aussi loin qu’il le voyait. Il lui fallut un bon quart d’heure pour se retrouver vraiment à proximité des flammes, et il resta là à les observer depuis le couvert. Ce frémissement, la conjugaison du blanc et du rouge... c’était un feu étrange parce qu’il prenait pour lui une signification différente.
Il ne brûlait pas ; il réchauffait !
Il vit des mains tendues vers sa chaleur, des mains sans bras, cachés qu’ils étaient dans l’obscurité. Au-dessus des mains, des visages immobiles qu’animait seulement la lueur dansante des flammes. Il ignorait que le feu pouvait présenter cet aspect. Il n’avait jamais songé qu’il pouvait tout aussi bien donner que prendre. Même son odeur était différente.
Combien de temps resta-t-il ainsi, mystère, mais il y avait quelque chose d’à la fois absurde et délicieux dans l’impression d’être un animal surgi de la forêt, attiré par le feu. Il était une créature des taillis, faite d’yeux liquides, de pelage, d’un museau et de sabots, une créature toute de corne et de sang qui sentirait l’automne si on en arrosait le sol. Il resta longtemps sans bouger, à écouter le chaud pétillement du feu.