Un grand silence se pressait autour de ce feu, un silence qui se lisait sur le visage des hommes, et avec lui le temps, le temps de s’asseoir près de ces rails rouillés sous les arbres, de contempler le monde, de le tourner et de le retourner du regard, comme s’il était tout entier contenu dans le feu, telle une pièce d’acier que ces hommes se seraient tous employés à façonner. Ce n’était pas seulement le feu qui était différent. C’était le silence.
Montag s’avança vers ce silence particulier qui s’intéressait à la totalité du monde.
Alors les voix devinrent perceptibles. Il ne saisissait rien de ce qu’elles disaient, mais leurs inflexions étaient douces tandis qu’elles tournaient et retournaient le monde pour l’examiner ; ces voix connaissaient la terre, les arbres et la ville qui s’étendait au bout des rails en bordure du fleuve. Elles parlaient de tout, rien ne leur était étranger ; il le savait à leur intonation, leur cadence, à la curiosité et l’émerveillement dont elles vibraient continuellement.
Un des hommes leva les yeux, le vit pour la première ou peut-être la septième fois, et une voix lui lança : « Allez, vous pouvez vous montrer maintenant ! » Montag réintégra les ombres.
« Tout va bien, reprit la voix. Vous êtes le bienvenu. » Montag s’approcha lentement du feu et des cinq hommes âgés assis là, vêtus de pantalons et de blousons de toile bleu foncé ou de complets dans le même ton. Il ne savait pas quoi leur dire.
« Asseyez-vous, dit l’homme qui semblait être le chef du petit groupe. Un peu de café ? » Il regarda le liquide noir et fumant couler dans une tasse en fer-blanc rétractable qui lui fut immédiatement tendue. Il se mit à boire à petites gorgées prudentes et sentit qu’on le regardait avec curiosité. Il se brûlait les lèvres, mais c’était un délice. Les visages qui l’entouraient étaient barbus, mais ces barbes étaient propres, bien taillées, et les mains impeccables. Ils s’étaient levés comme pour accueillir un hôte, et voilà qu’ils se rasseyaient. Montag sirota son café. « Merci, dit-il. Merci beaucoup.
— Vous êtes le bienvenu, Montag. Je m’appelle Granger. » Il lui tendit une petite bouteille de liquide incolore. « Buvez ça aussi. Ça va changer l’indice chimique de votre transpiration. Dans une demi-heure, vous aurez l’odeur de deux autres personnes. Avec le Limier à vos trousses, le mieux est de faire cul sec. » Montag absorba le liquide amer.
« Vous allez puer comme un lynx, mais c’est très bien ainsi, poursuivit Granger.
— Vous connaissez mon nom », observa Montag.
Granger désigna de la tête un poste de télé à piles posé près du feu.
« On a assisté à la chasse. On pensait que vous finiriez par suivre le fleuve côté sud. Quand on vous a entendu vous enfoncer dans la forêt comme un élan qui aurait trop bu, on ne s’est pas cachés comme on le fait d’habitude. On a pensé que vous étiez dans le fleuve, quand les hélicoptères-caméras ont obliqué vers la ville. Il y a là quelque chose de bizarre. La chasse continue. Mais du côté opposé. — Du côté opposé ?
— Jetons un coup d’œil. » Granger mit l’appareil en marche. L’image était un cauchemar en miniature qui passa de main en main au milieu de la forêt, un vrombissement de couleurs et de mouvements. Une voix cria : « La chasse continue au nord de la ville ! Les hélicoptères de la police convergent sur l’avenue 87 et Elm Grove Park ! » Granger hocha la tête. « C’est de la poudre aux yeux.
Vous les avez semés au bord du fleuve. Ils n’arrivent pas à l’admettre. Ils savent qu’ils ne peuvent pas tenir le public en haleine plus longtemps. Le spectacle doit courir vers sa conclusion ! S’ils se mettaient à passer ce maudit fleuve au peigne fin, ça risquerait de prendre toute la nuit. Alors ils essaient de dénicher un bouc émissaire pour finir en beauté. Regardez. Ils vont attraper Montag dans cinq minutes !
— Mais comment...
— Regardez. » La caméra à l’affût dans le ventre d’un hélicoptère plongeait maintenant sur une rue déserte.
« Vous voyez ? murmura Granger. Ce sera vous ; juste au bout de cette rue se trouve notre victime. Vous voyez comment la caméra procède ? Elle plante le décor. Suspense. Plan d’ensemble. En ce moment, un pauvre diable est en train de faire un petit tour à pied. Une rareté.
Un original. N’allez pas croire que la police n’est pas au courant des habitudes de ces drôles d’oiseaux, ces types qui se promènent le matin, comme ça, pour rien, ou parce qu’ils souffrent d’insomnie. En tout cas, il figure dans les fichiers de la police depuis des mois, des années.
On ne sait jamais quand ce genre d’information peut se révéler utile. Et aujourd’hui, c’est le cas, elle tombe à pic. Ça permet de sauver la face. Oh, mon Dieu, regardez ! » Les hommes assis auprès du feu se penchèrent en avant.
Sur l’écran, un homme apparut au coin d’une rue. Le Limier robot s’élança dans le viseur. Les projecteurs de l’hélicoptère crachèrent une douzaine de colonnes lumineuses qui formèrent une cage tout autour de l’homme.
Une voix cria : « Voilà Montag ! Les recherches sont terminées ! » L’innocent s’immobilisa, ahuri, une cigarette allumée à la main. Il fixa de grands yeux sur le Limier, sans savoir ce que c’était. Il ne le sut vraisemblablement à aucun moment. Il leva les yeux vers le ciel et le hurlement des sirènes. Les caméras piquèrent. Le Limier bondit avec une synchronisation et un sens du tempo d’une incroyable beauté. Son aiguillon jaillit. Il resta un instant suspendu dans le vide, comme pour permettre à la foule des téléspectateurs d’apprécier le moindre détail, le regard éperdu de la victime, la rue vide, l’animal d’acier pareil à une balle flairant sa cible.
« Pas un geste, Montag ! » lança une voix venue du ciel.
La caméra s’abattit sur la victime en même temps que le Limier. Tous deux l’atteignirent simultanément. La victime fut saisie par le Limier et la caméra dans un énorme étau de pattes grêles. Et l’homme de hurler. Et de hurler. Et de hurler !
Fondu au noir.
Silence.
Ténèbres. Montag laissa échapper un cri et se détourna.
Silence.
Puis, alors que les hommes, le visage dépourvu d’expression, demeuraient assis autour du feu, un présentateur annonça sur l’écran noir : « Les recherches sont terminées, Montag est mort ; un crime contre la société vient d’être vengé. » Nuit noire.
« Nous allons maintenant vous emmener sous la coupole de l’Hôtel Lux pour une demi-heure de Juste avant l’aube, une émission de... » Granger éteignit l’appareil.
« Ils n’ont pas montré nettement son visage. Vous avez remarqué ? Même vos meilleurs amis ne pourraient affirmer que c’était vous. Ils ont brouillé l’image juste ce qu’il faut pour laisser l’imagination prendre le relais.
Nom de Dieu, dit-il tout bas. Nom de Dieu. » Sans rien dire, Montag se retourna et s’assit, les yeux fixés sur l’écran vide, tremblant de tous ses membres.
Granger lui posa une main sur le bras. « Bienvenue à l’homme revenu d’entre les morts. » Montag hocha la tête. Granger poursuivit : « Autant faire connaissance à présent. Voici Fred Clément, ancien titulaire de la chaire Thomas Hardy à Cambridge avant que cette université ne devienne une école d’ingénieurs atomistes. Là, vous avez le docteur Simmons, de l’U.C.L.A., spécialiste d’Ortega y Gasset ; là, le professeur West, à qui l’on doit des travaux non négligeables dans le domaine de la morale, une discipline devenue bien archaïque, pour le compte de l’université de Columbia ; là, le révérend Padover, qui a donné quelques conférences il y a une trentaine d’années et a perdu ses ouailles de dimanche en diman che en raison de ses opinions. Ça fait maintenant un certain temps qu’il traîne avec nous. Moi-même enfin : j’ai écrit un livre intitulé Les Doigts dans le gant, du bon rapport entre l’individu et la société, et voilà où j’en suis !