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Bienvenue, Montag !

— Je ne suis pas de votre monde, finit par dire lentement Montag. Je n’ai jamais été qu’un imbécile.

— Nous avons l’habitude. Nous avons tous commis le genre d’erreur qui ne pardonne pas, sinon nous ne serions pas là. Quand nous étions isolés, nous n’avions que la colère. J’ai frappé un pompier venu brûler ma bibliothèque il y a des années. Depuis, je suis en cavale. Vous voulez vous joindre à nous, Montag ?

— Oui.

— Qu’avez-vous à offrir ?

— Rien. Je pensais avoir une partie du livre de l’Ecclésiaste et peut-être un peu de l’Apocalypse, mais j’ai tout perdu.

— Le livre de l’Ecclésiaste serait parfait. Où était-il ?

— Ici, fit Montag en se touchant le front.

— Ah. » Granger sourit et hocha la tête.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? Ce n’est pas bien ? s’inquiéta Montag.

— Au contraire ; tout va pour le mieux ! » Granger se tourna vers le révérend. « Avons-nous un livre de l’Ecclésiaste ?

— Un seul. Un dénommé Harris, de Youngstown.

— Montag. » La main de Granger se referma sur son épaule. « Faites attention où vous marchez. Veillez à votre santé. S’il devait arriver quoi que ce soit à Harris, vous êtes le livre de l’Ecclésiaste. Voyez quelle importance vous venez de prendre en un instant ! — Mais j’ai tout oublié !

— Non, rien n’est perdu à jamais. Nous avons les moyens de vous dégripper.

— Mais j’ai essayé de me souvenir !

— N’essayez pas. Ça vous reviendra quand le besoin s’en fera sentir. On a tous une mémoire visuelle, mais on passe sa vie à apprendre à refouler ce qui s’y trouve.

Simmons, ici présent, a travaillé vingt ans sur la question, et nous possédons à présent la méthode pour nous souvenir de tout ce qui a été lu une seule fois. Aimeriez-vous lire un jour La République de Platon, Montag ?

— Bien sûr !

— Je suis La République de Platon. Ça vous plairait de lire Marc Aurèle ? M. Simmons est Marc Aurèle.

— Enchanté, dit M. Simmons.

— Salut, répondit Montag.

— Je tiens à vous présenter Jonathan Swift, l’auteur de cet ouvrage politique si néfaste, Les Voyages de Gulliver ! Et cet autre est Charles Darwin, et celui-ci Schopenhauer, et celui-ci Einstein, et celui-ci, juste à côté de moi, est Albert Schweitzer, un fort aimable philosophe, ma foi. Nous sommes tous là, Montag. Aristophane, le mahatma Gandhi, Gautama Bouddha, Confucius, Thomas Love Peacock, Thomas Jefferson et M. Lincoln, s’il vous plaît. Nous sommes aussi Matthieu, Marc, Luc et Jean. » Et tout le monde de rire en sourdine.

« Ça ne se peut pas, dit Montag.

— Mais si, répliqua Granger en souriant. Nous aussi.

nous sommes des brûleurs de livres. Nous lisons les livres et les brûlons, de peur qu’on les découvre. Les microfilms n’étaient pas rentables ; nous n’arrêtions pas de nous déplacer, pas question d’enterrer les films pour revenir les chercher plus tard. Toujours le risque qu’on ne tombe dessus. Le mieux est de tout garder dans nos petites têtes, où personne ne peut voir ni soupçonner ce qui s’y trouve. Nous sommes tous des morceaux d’histoire, de littérature et de droit international ; Byron, Tom Paine, Machiavel ou le Christ, tout est là. Et il se fait tard. Et la guerre a commencé. Et nous sommes ici, et la cité là-bas, emmitouflée dans son manteau d’un millier de couleurs. Qu’en pensez-vous, Montag ?

— Je pense que j’étais aveugle d’essayer d’agir à mon idée, de cacher des livres chez les pompiers et de donner l’alarme.

— Vous avez fait ce que vous estimiez devoir faire.

À l’échelle nationale, ça aurait pu marcher magnifiquement. Mais notre méthode est plus simple et, à notre avis, plus efficace. Notre seul désir est de préserver le savoir dont, selon nous, nous aurons besoin. Pour l’instant, nous ne cherchons pas à exhorter ni à provoquer la colère. Car si nous sommes éliminés, c’est la mort du savoir, peut-être à jamais. Nous sommes des citoyens modèles, à notre façon ; nous suivons les anciens rails, nous passons la nuit dans les collines, et les gens de la ville nous laissent en paix. Il nous arrive d’être arrêtés et fouillés, mais nous n’avons rien sur nous qui puisse nous incriminer. Notre organisation est souple, très vague, et fragmentaire. Certains d’entre nous ont eu recours à la chirurgie esthétique pour se faire modifier le visage et les empreintes digitales. Pour le moment, nous avons du sale boulot sur les bras ; nous attendons que la guerre éclate, et qu’elle finisse tout aussi vite. Ça n’a rien d’agréable, mais nous ne sommes pas aux commandes, nous constituons la petite minorité qui crie dans le désert. Quand la guerre sera finie, peut-être serons-nous de quelque utilité en ce monde.

— Vous croyez vraiment qu’on vous écoutera ?

— Dans le cas contraire, il ne nous restera plus qu’à attendre. Nous transmettrons les livres à nos enfants, oralement, et les laisserons rendre à leur tour ce service aux autres. Beaucoup de choses seront perdues, naturellement. Mais on ne peut pas forcer les gens à écouter. Il faut qu’ils changent d’avis à leur heure, quand ils se demanderont ce qui s’est passé et pourquoi le monde a explosé sous leurs pieds. Ça ne peut pas durer éternellement.

— Combien êtes-vous en tout ?

— Des milliers sur les routes, les voies ferrées désaffectées, à l’heure où je vous parle, clochards au-dehors, bibliothèques au-dedans. Rien n’a été prémédité. Chacun avait un livre dont il voulait se souvenir, et y a réussi.

Puis, durant une période d’une vingtaine d’années, nous nous sommes rencontrés au cours de nos pérégrinations, nous avons constitué notre vague réseau et élaboré un plan. La seule chose vraiment importante qu’il nous a fallu nous enfoncer dans le crâne, c’est que nous n’avions aucune importance, que nous ne devions pas être pédants ; pas question de se croire supérieur à qui que ce soit. Nous ne sommes que des couvre-livres, rien d’autre.

Certains d’entre nous habitent des petites villes. Le chapitre I du Walden de Thoreau vit à Green River, le chapitre Il à Willow Farm, dans le Maine. Tenez, il y a un patelin dans le Maryland, seulement vingt-sept habitants, aucune bombe n’y tombera jamais, qui constituent les essais complets d’un certain Bertrand Russell. Prenez cette bourgade, à peu de chose près, et tournez les pages, tant de pages par habitant. Et quand la guerre sera finie, un jour, une année viendra où l’on pourra récrire les livres ; les gens seront convoqués, un par un, pour réciter ce qu’ils savent, et on composera tout ça pour le faire imprimer, jusqu’à ce que survienne un nouvel âge des ténèbres qui nous obligera peut-être à tout reprendre à zéro. Mais c’est ce que l’homme a de merveilleux ; il ne se laisse jamais gagner par le découragement ou le dégoût au point de renoncer à se remettre au travail, car il sait très bien que c’est important et que ça en vaut vraiment la peine.

— Qu’est-ce qu’on fait cette nuit ? demanda Montag.

— On attend, dit Granger. Et on se déplace un peu plus loin en aval, à tout hasard. » Il se mit à jeter de la poussière et de la terre sur le feu.

Les autres se joignirent à lui, ainsi que Montag, et là, en pleine nature, tous les hommes jouèrent des mains pour éteindre le feu.

Ils se tenaient au bord du fleuve sous la lumière des étoiles.

Montag regarda le cadran lumineux de sa montre étanche. Cinq heures. Cinq heures du matin. Encore une année écoulée en une heure, et l’aube qui attendait derrière l’autre rive du fleuve.