« Pourquoi me faites-vous confiance ? » s’enquit Montag.
Un homme bougea dans l’obscurité.
« Il suffit de vous voir. Vous ne vous êtes pas regardé dans une glace ces derniers temps. Et puis, la cité ne s’est jamais souciée de nous au point de monter une opération aussi compliquée rien que pour nous trouver.
Quelques cinglés à la tête bourrée de poésie, ça les laisse froids, ils le savent bien et nous aussi ; tout le monde le sait. Tant que le gros de la population ne se balade pas en citant la Magna Charta et la Constitution, tout va bien. C’est assez des pompiers pour veiller au grain de temps en temps. Non, les villes ne nous inquiètent pas.
Et vous avez bien triste allure. » Ils suivirent le fleuve en direction du sud. Montag essayait de voir les visages des hommes, ces vieux visages aperçus à la clarté du feu, las et marqués de rides. Il était à la recherche d’une lueur de joie, de détermination, de triomphe sur le lendemain qu’il avait du mal à débusquer. Peut-être s’attendait-il à voir leurs traits rayonner du savoir dont ils étaient porteurs, briller comme brillent les lanternes : de l’intérieur. Mais il n’y avait eu de lumière que celle du feu de camp, et ces hommes ne semblaient en rien différents de tous ceux qui avaient fait une longue course, entrepris une longue quête, vu détruire des choses chères à leur cœur, et qui maintenant, sur le tard, se rassemblaient pour attendre la fin de la fête et l’extinction des feux. Ils n’étaient pas du tout sûrs que ce qu’ils transportaient dans leurs têtes ferait briller chaque aube à venir d’une lumière plus pure, ils n’étaient sûrs de rien sinon que les livres étaient enregistrés derrière leurs yeux impassibles, qu’ils attendaient, intacts, les clients qui pourraient se présenter des années plus tard, les uns avec les doigts propres, les autres avec les doigts sales.
Tandis qu’ils marchaient, Montag les dévisageait du coin de l’œil.
« Ne jugez pas un livre d’après sa couverture », dit quelqu’un.
Et chacun de rire en silence tout en poursuivant sa route le long du fleuve.
Un hurlement déchira le ciel, mais les avions venus de la ville avaient disparu bien avant que les hommes aient levé la tête. Montag se retourna vers la cité, tout là-bas, à l’autre bout du fleuve, désormais réduite à un simple halo lumineux.
« Ma femme est là-bas.
— Vous m’en voyez désolé, dit Granger. Ça ne va pas aller très fort dans les villes au cours des jours à venir.
— C’est bizarre, elle ne me manque pas ; c’est bizarre que je ne ressente presque rien. Même si elle meurt, je viens de m’en rendre compte, je crois que je n’éprouverai aucune tristesse. Ce n’est pas normal. Je dois avoir quelque chose qui ne tourne pas rond.
— Écoutez », dit Granger, et il le prit par le bras, écartant les branches de sa main libre pour le laisser passer.
« Je n’étais encore qu’un gamin quand mon grand-père est mort. Il était sculpteur. C’était aussi un très brave homme qui avait une masse d’amour à donner au monde.
Il a contribué à supprimer les taudis dans notre ville ; il nous fabriquait des jouets, et il a fait un million de choses au cours de son existence ; ses mains étaient toujours occupées. Et quand il est mort, je me suis aperçu que ce n’était pas lui que je pleurais, mais les choses qu’il faisait.
J’ai pleuré parce qu’il ne les referait jamais ; jamais plus il ne sculpterait de morceaux de bois, ni ne nous aiderait à élever des tourterelles et des pigeons dans l’arrièrecour, ni ne nous raconterait des blagues. Il faisait partie de nous, et quand il est mort, tout ça est mort avec lui sans qu’il y ait personne pour le remplacer. C’était un être à part. Un homme important. Je ne me suis jamais remis de sa mort. Souvent je me dis : Quelles merveilleuses sculptures n’ont jamais vu le jour parce qu’il est mort ! De combien de bonnes blagues le monde est privé, et combien de pigeons voyageurs ne connaîtront jamais le contact de ses mains ! Il façonnait le monde. Il le modifiait. Le monde a été refait de dix millions de belles actions la nuit où il est mort. » Montag marchait en silence. « Millie, Millie, murmurat-il. Millie.
— Quoi?
— Ma femme, ma femme. Pauvre Millie, pauvre Millie. Je ne me souviens plus de rien. Je pense à ses mains, mais je ne les vois pas faire quoi que ce soit. Elles pendent simplement le long de son corps, ou elles reposent sur ses genoux, ou elles tiennent une cigarette, c’est tout. » Montag jeta un coup d’œil en arrière.
Qu’as-tu donné à la cité, Montag ?
Des cendres.
Qu’est-ce que les autres se sont donné ?
Le néant.
Debout à côté de Montag, Granger regardait dans la même direction. « Chacun doit laisser quelque chose derrière soi à sa mort, disait mon grand-père. Un enfant, un livre, un tableau, une maison, un mur que l’on a construit ou une paire de chaussures que l’on s’est fabriquée. Ou un jardin que l’on a aménagé. Quelque chose que la main a touché d’une façon ou d’une autre pour que l’âme ait un endroit où aller après la mort ; comme ça, quand les gens regardent l’arbre ou la fleur que vous avez plantés, vous êtes là. Peu importe ce que tu fais, disait-il, tant que tu changes une chose en une autre, différente de ce qu’elle était avant que tu la touches, une chose qui te ressemble une fois que tu en as fini avec elle. La différence entre l’homme qui ne fait que tondre le gazon et un vrai jardinier réside dans le toucher, disait-il. L’homme qui tond pourrait tout aussi bien n’avoir jamais existé ; le jardinier, lui, existera toute sa vie dans son œuvre. » Granger fit un geste de la main. « Un jour, il y a cinquante ans de ça, mon grand-père m’a montré des films sur les V2. Savez-vous ce que donne le champignon d’une bombe atomique vu de trois cents kilomètres d’altitude ? C’est une tête d’épingle, ce n’est rien du tout au milieu de l’immensité.
« Mon grand-père m’a repassé le film sur les V2 une douzaine de fois ; il espérait qu’un jour, nos cités s’ouvriraient pour laisser plus largement entrer la verdure, la terre et les espaces sauvages, afin de rappeler aux hommes que c’est un tout petit espace de terre qui nous a été imparti et que nous ne faisons que survivre dans une immensité qui peut reprendre ce qu’elle a donné aussi facilement qu’elle peut déchaîner son souffle sur nous ou envoyer la mer nous dire de ne pas crâner. Si nous oublions à quel point la grande nature sauvage est proche de nous dans la nuit, disait mon grand-père, elle viendra un jour nous emporter, car nous aurons oublié à quel point elle peut être terrible et bien réelle. Vous voyez ? » Granger se tourna vers Montag. « Ça fait des années et des années que mon grand-père est mort, mais si vous souleviez mon crâne, nom d’un chien, dans les circonvolutions de mon cerveau vous trouveriez l’empreinte de ses pouces. Il m’a marqué à vie. Comme je le disais tout à l’heure, il était sculpteur. "Je hais ce Romain du nom de Statu Quo ! me disait-il. Remplis-toi les yeux de merveilles, disait-il. Vis comme si tu devais mourir dans dix secondes. Regarde le monde. Il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine.
Ne demande pas de garanties, ne demande pas la sécurité, cet animal-là n’a jamais existé. Et si c’était le cas, il serait parent du grand paresseux qui reste suspendu toute la journée à une branche, la tête en bas, passant sa vie à dormir. Au diable tout ça, disait-il. Secoue l’arbre et fais tomber le paresseux sur son derrière !" — Regardez ! » s’écria Montag.
Et la guerre commença et s’acheva en cet instant.
Plus tard, les hommes qui entouraient Montag furent incapables de dire s’ils avaient vraiment vu quelque chose. Peut-être une simple éclosion de lumière et de mouvement dans le ciel. Peut-être les bombes étaientelles là, et les avions, à quinze mille, dix mille, deux mille mètres, l’espace d’un instant, comme une poignée de grain lancée dans les cieux par une main géante, et les bombes en train de tomber à une vitesse effrayante, mais aussi une soudaine lenteur, sur la cité qu’ils avaient laissée derrière eux dans le petit matin. Le bombardement était pratiquement achevé une fois que les jets avaient repéré leur objectif et alerté leurs bombardiers à huit mille kilomètres à l’heure ; aussi brève que le sifflement de la faux, la guerre était finie. Une fois les bombes larguées, c’était terminé. Dans les trois secondes, autant dire l’éternité, avant que les bombes ne frappent, les appareils ennemis avaient disparu de l’autre côté du monde visible, comme ces balles auxquelles un primitif isolé sur son île avait du mal à croire parce qu’elles étaient invisibles ; et pourtant le cœur éclate soudainement, le corps s’écroule en mouvements désordonnés et le sang est étonné de jaillir à l’air libre ; le cerveau se vide de ses quelques souvenirs précieux et, déconcerté, meurt.