— Un peu de monde.
— C’est bien ce que je pensais. » Elle mastiqua son toast. « Je me sens un peu barbouillée, mais j’ai une faim de tous les diables. J’espère que je n’ai pas fait de bêtises au cours de la soirée.
— Non », dit-il calmement.
Le grille-pain lui dépêcha un toast beurré. Il le tint dans sa main avec un sentiment de reconnaissance.
« Tu n’as pas l’air tellement en forme non plus », observa sa femme.
En fin d’après-midi il se mit à pleuvoir et le monde entier vira au gris sombre. Debout dans le couloir, Montag ajustait son insigne barré d’une salamandre orange en feu. Il resta un long moment à regarder l’évent du climatiseur. Dans le salon télé, sa femme prit le temps de lever les yeux du scénario dans lequel elle était plongée. « Hé ! fit-elle. Mais on dirait que notre homme réfléchit !
— Oui. Je voulais te parler. » Il marqua un temps.
« Tu as avalé tous les comprimés de ton flacon hier soir.
— Moi ? En voilà une idée ! lui retourna-t-elle, surprise.
— Le flacon était vide.
— Jamais je ne ferais une chose pareille. Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Peut-être que tu as pris deux comprimés, oublié, et que tu en as pris deux autres, encore oublié, et ainsi de suite jusqu’à être tellement dans les vapes que tu as continué et en as pris trente ou quarante.
— Mais pour en venir à quoi, sapristi ? Pourquoi me laisserais-je aller à pareille idiotie ?
— Je ne sais pas. » Visiblement, elle attendait son départ. « Jamais je n’ai fait ça, dit-elle. C’est impossible.
— Comme tu voudras.
— C’est comme ça et pas autrement. » Elle se replongea dans son scénario.
« Qu’est-ce qu’on donne cet après-midi ? » demandat-il d’un ton las.
Elle ne releva pas les yeux de son texte. « Eh bien, c’est une dramatique qui va passer sur les murs-écrans dans dix minutes. On m’a expédié mon rôle ce matin.
J’ai envoyé des coupons de participation. Ils écrivent le scénario avec un rôle manquant. C’est une idée nouvelle.
La femme d’intérieur, c’est moi, joue le rôle manquant.
Quand on en arrive aux répliques sautées, ils me regardent tous des trois murs et je lis mon texte. Ici, par exemple, l’homme dit : "Que pensez-vous de tout cela, Helen ?" Et il me regarde assise ici, au centre de la scène, tu vois ? Et je réponds, je réponds... » Elle s’interrompit et souligna du doigt une ligne du texte. « "Ça me semble parfait !" Ensuite l’histoire continue jusqu’à ce qu’il dise : "Êtes-vous d’accord, Helen ?" Et je réponds : "Et comment !" Hein, Guy, que c’est amusant, non ? » Debout dans le couloir, il la dévisageait.
« Moi, je trouve ça marrant, dit-elle.
— De quoi ça parle ?
— Je viens de te le dire. Il y a trois personnages, Bob, Ruth et Helen. — Ah bon.
— C’est vraiment amusant. Et ça le sera encore plus quand on pourra s’offrir l’installation du quatrième mur.
Dans combien de temps crois-tu qu’on aura assez d’argent de côté pour faire remplacer la quatrième cloison par un mur-écran ? Ça ne représente que deux mille dollars.
— C’est-à-dire le tiers de mon salaire annuel.
— Rien que deux mille dollars. Tu pourrais bien penser à moi de temps en temps. Si on avait un quatrième mur, ce serait comme si cette pièce n’était plus la nôtre, mais celle de toutes sortes de gens extraordinaires. On pourrait se passer d’un certain nombre de choses.
— On se passe déjà d’un certain nombre de choses pour payer le troisième mur. Son installation ne remonte qu’à deux mois, si tu te souviens.
— Pas plus que ça ? » Elle le regarda un long moment. « Eh bien, au revoir, mon chéri.
— Au revoir. » Il s’arrêta et se retourna. « Est-ce que ça finit bien ?
— Je n’en suis pas encore arrivée là. » Il revint sur ses pas, lut la dernière page, hocha la tête, referma le document et le lui rendit.
Puis il sortit sous la pluie.
L’averse se calmait et la jeune fille marchait au milieu du trottoir, la tête rejetée en arrière, exposant son visage aux dernières gouttes. Elle sourit en voyant Montag.
« Salut ! » Il lui rendit son salut et ajouta : « Qu’est-ce que vous mijotez à présent ?
— Je continue de faire la folle. C’est bon de sentir la pluie. J’adore marcher sous la pluie.
— Je ne crois pas que j’aimerais ça.
— Il faudrait essayer pour savoir.
— Ça ne m’est jamais arrivé. » Elle se lécha les lèvres. « Même le goût de la pluie est agréable.
— C’est à ça que vous passez votre temps, à tâter de tout au moins une fois ?
— Parfois deux. » Elle regarda quelque chose au creux de sa main.
« Qu’est-ce que vous tenez là ? dit-il.
— Je crois que c’est la dernière fleur de pissenlit de l’année. Je ne pensais pas en trouver une sur la pelouse à cette saison. Savez-vous qu’on peut s’en frotter le menton ? Regardez. » Elle porta la fleur à son menton tout en riant.
« Et ça sert à quoi ?
— Si ça déteint, c’est que je suis amoureuse. Alors ? » Il n’avait guère d’autre choix que de regarder.
« Eh bien ? dit-elle.
— Vous avez le dessous du menton tout jaune.
— Chouette ! Essayons sur vous maintenant.
— Ça ne marchera pas avec moi.
— Attendez. » Avant qu’il ait pu faire un geste elle lui avait appliqué la fleur de pissenlit sous le menton. Il eut un mouvement de recul et elle éclata de rire. « Ne bougez pas comme ça ! » Elle lui examina le menton et fronça les sourcils.
« Alors ? demanda-t-il.
— Quel dommage. Vous n’êtes amoureux de personne.
— Mais si !
— Ça ne se voit pas. — Je suis même très amoureux ! » Il s’efforça d’évoquer un visage pour confirmer ses paroles, mais en vain.
« Je vous assure !
— Je vous en prie, ne faites pas cette tête.
— C’est votre pissenlit. Tout s’est déposé sur votre menton. C’est pour ça que ça que ça ne marche pas avec moi.
— Oui, ça doit être ça. Bon, voilà que je vous ai contrarié, je le vois bien. Je suis désolée, sincèrement. » Elle lui effleura le coude.
« Non, non, s’empressa-t-il de répondre, tout va bien.
— Il faut que je m’en aille, alors dites-moi que vous me pardonnez. Je ne veux pas que vous soyez fâché contre moi.
— Je ne suis pas fâché. Contrariée oui.
— Il faut que j’aille voir mon psychanalyste à présent.
On me force à y aller. J’invente des choses à lui raconter.
Je ne sais pas ce qu’il pense de moi. Il dit que je suis un véritable oignon ! Il n’en finit pas de peler mes couches.
— Je n’ai pas de mal à croire que vous ayez besoin de ce psychanalyste.
— Vous ne parlez pas sérieusement. » Montag poussa un grand soupir. « Non, dit-il enfin, je ne parle pas sérieusement.
— Mon psychanalyste veut savoir pourquoi je vais me promener, pourquoi je marche dans les bois, pourquoi je regarde les oiseaux et collectionne les papillons. Un jour, je vous montrerai ma collection.
— Bonne idée.
— Ils veulent savoir ce que je fais de mon temps. Je leur dis qu’il m’arrive de rester simplement assise à réfléchir. Mais je ne leur dis pas à quoi. Je les fais marcher.
Il y a aussi des fois, je leur dis, où j’aime renverser la tête, comme ça, et laisser la pluie couler dans ma bouche.
On jurerait du vin. Vous n’avez jamais essayé ?
— Non, je...
— Vous m’avez pardonné, n’est-ce pas ?