— Vous ne parlez pas français ? imploré-je…
— Momente, fait la souris.
Elle me passe un jules qui manie notre belle langue.
— J’écoute, dit-il.
— Passez-moi le 704 !
C’est la turne à Bérurier… Ce gros sac doit en écraser à tout va, tandis que sa doudoune, là-bas, en France, se fait palucher l’intimité par le garçon boucher.
— Il est sorti, fait l’employé…
— Il y a longtemps ?…
— Un instant, s’il vous plaît, je me renseigne.
J’entends parlementer en espagnol.
Puis le gars dit :
— Cette nuit, vers trois heures…
Je sursaute.
— Il doit y avoir erreur, fais-je, au contraire nous sommes arrivés mon ami et moi à ce moment-là.
La jactance reprend :
— Non, monsieur, affirme le gnace, votre ami est ressorti presque aussitôt. Il a du reste essayé de vous appeler, mais vous n’étiez pas dans votre chambre…
Je mords ma menteuse. Aïe ! J’ai pas lieu d’être fiérot. Surtout que le zig vient de prendre un drôle de ton pour me dire : « Vous n’étiez pas dans votre chambre. » C’est lourd de réprobation… Il est écœuré, le copain. Dans ce pays où la pudeur est à l’ordre du jour, constater qu’un homme a déserté son page pendant la nuit vous pousse à la consternation (le monde vu en français).
— Il a laissé un mot pour vous, continue-t-il.
— Voulez-vous avoir la bonté de me le faire monter ?
— Tout de suite !
Nous raccrochons de part et d’autre. Je me gratte les poils de la poitrine.
Qu’est-ce que cette fugue nocturne du Gros peut bien vouloir dire ?… Enfin, son mot me l’apprendra peut-être.
Justement on sonne à la lourde. J’appuie sur le bouton vert commandant le déverrouillage et un larbin s’annonce, portant triomphalement sur un plateau… une feuille de papier à cigarette couverte de caractères. C’est bien là une missive à la Bérurier.
Je tends un billet de cinq pesetas au larbinuche et je saisis délicatement le message de mon éminent confrère.
Je lis cette phrase qui pourrait paraître sibylline à quiconque ne connaîtrait pas mon pote : « Ça se corse, chef-lieu Ajaccio ! »
— Gracias, fais-je à tout hasard.
L’autre met les bouts et moi je me fringue en essayant de gamberger de façon efficace.
Certainement quelque chose s’est passé alors que je faisais le travailleur de force dans la chambre voisine… Peut-être le Gros est-il sorti de sa carrée et a-t-il aperçu quelqu’un d’important.
Il a voulu me prévenir, ne m’a pas trouvé et a filé le train à ce quelqu’un. En tout cas c’est comme ça que je vois les choses. Je me tourmente pas pour mon collègue car, tout mahousse qu’il est, c’est le super-champion de la filature…
J’espère en tout cas qu’il ne tardera pas à se manifester car son absence me déconcerte et fausse un peu la situation.
Je finis de me linger, dans les bleus soutenus, et je vaporise sur mes crins une brillantine de qualité.
Un peu fringant, le mec San-Antonio, je vous l’annonce (apostolique, ajouterait Béru). Ainsi loqué, les Andalouses aux seins brunis n’ont qu’à bien se cramponner. Le voilà, l’homme qui remplace la charge de la Brigade sauvage. Il est arrivé, le caïd de l’oreiller, le super-man du zizi-panpan !
Je sors de ma piaule et m’engage dans l’ascenseur. Boum ! Voyez rez-de-chaussée… Je renifle le hall du palace où des employés en uniforme s’atrophient le système glandulaire en regardant l’humanité d’un air incertain.
Incertains, ils ne peuvent l’être davantage que moi. Cette enquête qui a décollé sous les chapeaux de roue paraît marquer le pas. Franchement, le ciel d’Espagne fausse un peu mon optique.
Luebig est ici. Évidemment, le patelin du Caudillo est une terre d’élection pour un ancien nazi. Seulement il va falloir le dénicher… Et le faux Lefranc. Pas tellement franco, si je puis me permettre le mauvais jeu de mots ! Où ce qu’il perche, ce sidi ? En Espagne itou ? Ça va être la méchante corrida décidément.
Bérurier n’ayant toujours pas donné signe de vie, je sors de l’hôtel. Le mahomed ici est fracassant. Ça pète le feu dans les streets. Je demande au portier comment on fait pour aller sur la Rambla. Il me dit que le mieux est de prendre un taxi. C’était d’une simplicité absolue, mais il fallait y songer.
Il hèle un bahu. Je grimpe dedans. Alors je peux vous dire que nos bons G7 de Pantruche sont des Rolls à côté de ces véhicules. Jamais je n’aurais pensé que des trucs aussi vieux puissent rouler. Elles sortent du musée, leurs tires, aux Espanches ! Tout ce que Gallieni a ramené de la Marne, c’est en Espagne que ça se trouve…
J’ai l’impression de me traîner le dargeoskoff sur les pavetons.
Je bigle devant moi avec un intérêt démesuré.
C’est curieux, une ville nouvelle, un pays nouveau… Pendant quelques heures, on a l’impression d’avoir vraiment franchi une frontière, et puis très vite on comprend que les hommes sont les mêmes partout et définitivement. Les frontières, elles ne figurent en réalité que dans nos âmes… Sur les atlas de géographie c’est juste un gros bidon pour emmouscailler les écoliers…
Le chauffeur freine et je descends de son panier à bouteilles. Nous sommes sur une sorte de vaste avenue au milieu de laquelle est un large trottoir. À chaque bord du trottoir s’alignent des chaises et des gens assis regardent passer des gens debout. C’est l’image de l’Espagne. Voilà qui la résume fortement. Les naturels du coin ont résolu le problème de l’attraction permanente. Ils se regardent passer à tour de rôle. Le spectacle se renouvelle constamment dans sa permanence. C’est la vis sans fin, le mouvement perpétuel… De quoi se marrer !
Comme tout un chacun je descends la Rambla entre la double haie de badauds.
J’ai l’impression d’être un mannequin de haute couture et si je m’écoutais je tortillerais du prose comme une reine de beauté.
J’ouvre grand mes châsses avec l’espoir insensé de tomber pile sur Luebig. Mais alors là je prends un peu mes désirs pour un bouquin de la collection « Mes Rêves ».
Je m’approche d’un kiosque à journaux pour acheter France-Soir, mais celui que le marchand me tend date de deux jours et je l’ai déjà ligoté à Paname…
Malgré le soleil, la foule, les chouettes nanas qui se remuent le prose, je me sens accablé par une sourde angoisse. J’ai l’impression que quelque chose de pas ordinaire se mijote dans l’ombre et que je vais le bloquer sur le coin de la hure avant longtemps. Pour dissiper mes vilaines pensées, je renouche les mousmés en vadrouille, mais elles répondent à mes sourires engageants par des haussements d’épaules imperceptibles et des mines offensées. Toutes des chochottes, des prudes…
J’arrive tout au bout de la Rambla sur la place Colon. Il y a le port dans le fond, avec des barlus et une caravelle reconstituée. Sur la place une haute colonne avec, tout en haut, une statue de Christofo montrant le large d’un geste autoritaire, pareil à celui qu’on fait à un clebard pour l’envoyer à la niche.
Je rentre un peu les épaules et je remonte l’avenue grouillante. Il y a de plus en plus de trèpe en circulation. Soudain je suis abordé par un grand mec jeune et basané qui tient un petit couffin de paille.
Il me susurre :
— Cigarettes, señor ?
Il ouvre à demi son couffin et me montre des cartouches de Chesterfield.