Je stoppe à l’endroit précis où j’ai ramassé la blague écrasée et j’allume une cigarette.
Là où je me trouve s’ouvre une sorte d’estaminet puant et sombre. Au fond, un guitariste vérolé joue un flamenco désespérant.
L’endroit est folichon comme un enterrement sans curé. J’hésite à y pénétrer, mais l’inaction me pèse à un tel point que je fonce.
Le guitariste lève le nez et sa longue main crasseuse se paralyse sur le ventre de l’instrument.
Je le salue d’un doigt négligemment porté à un chapeau imaginaire.
Il a un vague hochement de tête. Ses doigts plaquent un accord. Il brame :
— Tejéro !
Je vois sortir par un rideau de perles un gros zig jeune et bouffi aux cheveux en broussaille. Il est en bras de chemise, d’une chemise qui devait être blanche à sa sortie de la fabrique, mais qui n’a jamais connu les bienfaits de Persil…
Il me regarde d’un air assez cordial en tirant sur les longs poils d’une verrue qui orne agréablement sa joue droite.
— Vino negro ! fais-je, soucieux d’étaler mes connaissances linguistiques.
Il approuve et me sert un verre de picrate noir et épais comme du goudron.
Je goûte le breuvage et je réprime une grimace afin de ne froisser personne. C’est douceâtre et écœurant.
Tejéro — puisque tel est son nom — m’observe avec la même bienveillance. Je lui souris. Puis j’extrais cent pesetas de mon gousset et je me mets à jouer les hypnotiseurs avec la coupure… C’est magique… Le guitariste fait un pas en avant. Il a un œil de verre. Dans la crasse de sa frime, ça ne se voyait pas. Son lampion bidon étincelle comme l’autre devant le billet.
— Vous parlez français ? je demande à Tejéro.
Il a un hochement de tête improbable.
— Non beaucoup, ânonne-t-il.
Effectivement, ça paraît maigrichon au départ.
— Je cherche amigo à moi, fais-je, capisto ? Compreneta ?
— Si…
Je lui décris Bérurier, ce qui est aisé pour un garçon doué comme je le suis pour la caricature. En douze coups de crayon j’ai campé Bérurier sur une feuille de carnet. C’est lui à hurler ! Mieux qu’une photo ! Harcourt vous arrange un lavedu et le transforme en Casanova à grands renforts d’ombres et d’éclairages biscornus. Pour s’en rendre compte y a qu’à visionner les bouilles d’acteurs qui tapissent les murs des cinés !
Le bistranche look mon dessin et fait une moue négative…
— Pas connaître, affirme-t-il…
Le guitariste sale jette un regard amorphe et se remet à gratouiller son jambon. Désespéré par cette inertie autant que par la musique triste, je paie et m’éloigne…
La vie a une vilaine couleur vénéneuse, ce matin ! Je glandouille dans ces bas-fonds célèbres où gravite la plus pauvre population d’Europe.
Je me dis que si je n’ai pas de nouvelles du Gros d’ici ce soir je serai obligé d’aller déballer le pacsif aux poulardins du coin afin qu’ils opèrent une descente…
Peut-être a-t-on découvert la carcasse à Béru dans un égout ? Comment le saurais-je, n’étant pas même capable de ligoter les baveux ?
Je reviens vers la Rambla, sombre comme un bal nègre, lorsque je me sens tiré par la manche. Je me retourne et je me trouve nez à nez avec le guitariste de l’estaminet. Il a des marques de chtouille plein la vitrine et il est plus cradingue qu’un champ d’épandage. Franchement le jour l’avantage pas. Y a de l’humeur autour de son lampion bidon et il est aussi appétissant qu’un mur de chiottes.
— Oui ? fais-je histoire de manifester mon intérêt.
Il sourit et ses chailles sont blanches comme de l’anthracite belge.
— Je parle français, fait-il…
— Voyez-vous…
— J’ai habité dix ans Paris…
Il ajoute :
— Pigalle… Ah ! c’est une belle ville !
— Très belle, conviens-je…
Est-ce que ce vilain pas beau va pleurnicher ses souvenirs dans mon giron ?
Je le regarde…
— Ici, la vie est dure, dit-il. L’Espagne est un pays pauvre… Pas d’argent, pas de travail…
En ce qui le concerne, cette seconde chose ne doit pas l’affecter outre mesure…
— Si vous disposiez de deux cents pesetas, señor, murmure-t-il après un regard derrière lui, je pourrais vous dire des choses…
— L’avenir ?
— Plutôt le passé…
— Je le connais, merci…
— Vous connaissez le vôtre, pas celui de votre ami, le gros homme ?
Là, il m’intéresse foncièrement, le borgne…
Il tient sa guitare sous le bras et ses doigts aux ongles noirs battent une mélopée sur le dos de l’instrument… Ça fait comme un lointain tam-tam perdu dans une contrée inexplorable…
— Vraiment, je murmure… Vous pourriez me parler de mon ami ?
— Je le crois…
— Vous savez où il est ?
— Ma mémoire est un appareil à sous, señor… Ici la vie est tellement dure…
Son langage fleuri me botte. Je lui allonge les deux billets rouges. Il les enfouit prestement dans sa poche…
— Alors ?
Il sourit…
— Votre ami, fait-il, doit souffrir de la tête. Il doit se trouver dans un endroit sombre et certainement humide… Et il doit de plus maudire sa coupable curiosité…
Sur ce, le guitariste va pour se faire les adjas…
Je le chope par la guitare.
— Écoute, Trésor, pour deux cents points on a droit à de la précision… Moi, je vais te dire ton futur. Si tu n’ouvres pas les vannes en grand, tu vas te retrouver avec ta guitare autour du cou en guise de faux-col…
— Ce serait ennuyeux pour votre santé, murmure-t-il.
Je le conçois sans peine, aussi jugé-je (le terme me plaît, laissez-moi le répéter) aussi jugé-je, dis-je (et le plus beau c’est que ça s’écrit comme ça se susurre) plus prudent de biaiser. J’ai toujours envie de biaiser !
— Sois franco (sans jeu de mots) et dis-moi où se trouve mon pote…
— Certainement dans un sous-sol, et non loin de l’endroit où vous l’avez cherché… Mais vous avez commis une imprudence en demandant après lui… Prenez bien garde à vous, señor, ici les journées sont chaudes mais les nuits sont fraîches…
— T’occupe pas, je ne sors jamais sans mon Rasurel…
Il hoche la tête et tapote sa guitare sur un rythme plus rapide. Cette marque d’impatience ne m’échappe pas.
— Adios, fait-il…
Il s’arrache de notre intimité et fonce dans le Barrio Chino comme dix kilos de vaseline sur une plaque de marbre inclinée.
Je me fous à siffloter allégrement… Enfin voilà du neuf et du raisonnable. Il est trop tôt pour me filer au turbin… Et puis trois plombes dégoulinent des cadrans. L’heure sacrée de la jaffe !
J’entre au restaurant Solé, un endroit chic, et je commande une paëlla à grand spectacle… On ne fait rien de bon le ventre vide !
CHAPITRE XIII
Je suis en train de grailler le meilleur raisin de ma vie gastronomique lorsque July Chevreuse, ma petite starlett de la nuictée, entre dans l’établissement, flanquée de deux mecs qui se sont affublés de blousons de daim et de casquettes à longues visières afin de bien prouver qu’ils sont dans le cinéma.
La cocotte m’adresse un grand signe en bramant un « hello » qui filerait la nausée à des Amerlocks. Puis, sans plus de cérémonie, elle s’installe à une table et se met à faire une terrible esbrouffe, comme une vedette le doit à son public.