J’actionne la loupiote, mais je ne vois que des parois de pierres suintantes d’humidité…
Je descends l’escalier à pic entièrement et je débouche dans un couloir… Toujours ce bruit qui ne s’amplifie pas mais qui roule dans mes oreilles comme le zonzon d’un monstrueux insecte.
Enfin, me voici dans un long couloir voûté. Des portes s’offrent, à droite et à gauche… De méchantes portes de bois que j’ouvre les unes après les autres sans difficulté. Elles donnent toutes sur des caves encombrées de machinchouettes hétéroclites… Ils ont des trucs rouillés en réserve, les habitants du Barrio Chino, mais comme picrate : néant !
Pourtant, l’une des lourdes est plus cadenassée que les autres. La cave qu’elle protège contient des tonneaux et des bouteilles dans des casiers. Je pige qu’il s’agit de celle à Tejéro, l’homme à la verrue poilue… Pas trace de Bérurier…
J’ai beau examiner le sol, les murs, les portes, les réduits : rien !
J’arrive au bout du couloir et je pige la nature du bruit. C’était la batterie d’un orchestre. Il vient de s’arrêter et un air cuivré lui succède… Je suis sous un dancing…
J’ouvre la dernière porte, c’est une porte de fer identique à la toute première, par contre celle-ci comporte une sacrée serrure. Je tombe sur un escalier et je le gravis avec mille précautions parce qu’au-dessus de ma hure, le bastringue bat son plein. Je vais faire une drôle de tronche, tout à l’heure si je débouche au milieu d’une piste de danse…
Cet escalier est en deux tronçons. Il s’arrête à une espèce de vaste plate-forme et continue son ascension.
Une porte très basse s’ouvre sur la plate-forme. Cadenassée itou. Je l’ouvre… Décidément ça tourne au cauchemar, cette succession de lourdes à ouvrir. Si je me fais pincer, il va y avoir un vache cri dans le circus. Ils sont chiches de me lyncher, les bougres… Et ils auront tous les droits pour leur pomme car il serait malaisé de justifier mon voyage dans ce sous-sol. Mais c’est peinard dans le secteur.
La nouvelle porte basse franchie, je me trouve dans un second couloir beaucoup plus humain que l’autre. Celui-ci est blanchi à la chaux… Encore des portes… Je suis le roi de la serrure décidément… On pourrait créer une espèce de course d’obstacles d’un genre nouveau…
Ces caves-ci sont bien achalandées… Il y a de la charcutaille dans l’une… Avec des jambons plats, fumés, presque noirs… Gentil comme guirlande. Dans une autre du picrate… Et dans une troisième Bérurier… Mais un Bérurier en triste état. Une vraie loque… Il est étendu, inerte dans le salpêtre… Sous sa tête se trouve une flaque noire. Son visage est vert… Ses yeux clos… Il respire difficilement car il a le nez tout violet et enflaga…
Sa cravate, sa chemise sont en loques…
Il est là, le pauvre Gros, les bras en croix.
Je m’agenouille près de lui et je passe la main sur sa poitrine grasse. Son battant fonctionne toujours, un peu lent, mais ça boume. Je regarde la blessure qu’il porte au crâne… Il ne s’était pas mis le doigt dans son œil de verre, le guitariste, en affirmant que Béru devait avoir la migraine.
Une sale lope lui a filé un coup de tisonnier ou assimilé sur la coiffe et ça lui a ouvert le cuir sur cinq bons centimètres… Ce qu’il a perdu comme raisin, par cette plaie, c’est rien de le dire…
Le sol de la cave en est tout imbibé… Notez que son naturel sanguin n’a pu que se trouver bien de cette hémorragie, néanmoins (comme dirait Cléopâtre) cette façon de pratiquer une saignée est à déconseiller…
Je palpe la blessure. Dans son inconscience, le Gros pousse un gémissement caverneux… Mais je suis rassuré, pas de fracture… Il a le bocal en fonte renforcée… Ça handicape pour les mots croisés, mais dans le cas où on prend votre boule pour une grosse caisse, ça aide puissamment.
Je me lève et vais dans la cave précédente, celle où j’ai avisé du pinard et des spiritueux… Je dégauchis une caisse de whisky… Et pas de l’espagnol ! Du chouette, du Johnny Walker pour ne rien vous cacher et tout vous dire.
Je reviens, serrant un précieux flacon sur mon sein paternel. Le déboucher est un jeu d’enfant, en boire une rasade, un plaisir capiteux… Le moche reste à faire… Je tire la chemise du Gros de son futal… C’est une limace en toile blanche. J’en arrache le pan, espérant que cette mutilation ne lui vaudra pas une scène de ménage… Puis je le soulève et lui tiens la calebasse contre mon genou — style Bayard expirant. Je fais couler le whisky sur la blessure pour la désinfecter. Le Gros sort des limbes à tombereau ouvert.
— Nom de Dieu, éructe-t-il.
Il bat des paupières.
Je verse encore un peu de raide sur son cuir.
— Tonnerre de m…, profère-t-il…
— T’es toujours aussi mal embouché, Gros, je soupire.
CHAPITRE XIV
Ravivée par la brûlure de l’alcool, la blessure se remet à saigner. Les cheveux du gros Bérurier prennent une curieuse teinte pourpre, répugnante. Ça le transforme complètement.
— L’homme aux cheveux rouges, fais-je, épisode II ; le gros Bérurier chez le gros méchant loup… Que t’est-il arrivé, mec ? T’as raté une bordure de trottoir ?
— Ferme un instant ta grande gueule et passe-moi le flacon, j’ai besoin d’élixir, affirme le blessé.
Il reste environ quarante centilitres de whisky dans la bouteille. Si je le laissais faire, il s’embourberait le solde et repartirait aux quetsches pour le bon motif. C’est pas le moment car, si on l’a foutu dans ce piège à rats, c’est qu’on voulait s’assurer de sa personne… Et on surveille étroitement les prisonniers…
— Figure-toi, commence-t-il…
— Remise ta menteuse dans son écrin, gars, c’est pas le moment des résumés. Tu peux arquer ?
— Relève-moi, pour voir…
Je passe derrière sa gonfle et je le cramponne à bras le corps. Oh ! hisse ! Il est aussi souple qu’une vache crevée, Bérurier… Ah ! c’est pas demain qu’il servira de partenaire à Serge Lifar !
Comme il y met du sien, je finis par le mettre à la verticale. Il titube un instant, se passe la pogne devant les châsses et s’ébroue…
Puis il fait un pas en avant, appuie l’une de ses mains contre le mur et dégueule que c’en est une bénédiction…
— C’est tout ce que t’as à nous montrer ? lui demandé-je lorsqu’il a terminé.
— Charrie pas, mec, murmure-t-il. Avec un parpin commak sur le chignon, je devrais être déjà plein d’asticots !
Il fait de grandes embardées, mais réussit à marcher. Moi, je tiens mon feu d’une main, ma lampe de l’autre.
— Accroche-toi à mon épaule. Le premier gnace qui se la radine avec des intentions belliqueuses, je le plombe comme une bécasse !
Nous faisons en sens inverse le chemin que je viens de parcourir. Nous allons assez doucement à cause de mon pote qui se sent un peu pâlot des flûtes, mais l’essentiel est de se tirer de ce terrier aux cent lourdes.
Enfin voilà l’escadrin… On le gravit, le Gros en tête tandis que je lui file des coups de genoux dans les miches pour le soutenir dans son ascension. Il gravirait l’Everest que ça ne serait pas pire !
Lorsqu’il débouche dans le couloir pestilentiel, il est en nage et tourne au vert intégral.
Il se tient la poitrine comme si cela pouvait aider sa respiration, la régulariser.
— Tu y es, bonhomme ?
— Attends…
— Dis, prends pas tes aises… Si l’immeuble te plaît, loue un pied-à-terre, seulement m’est avis qu’on risque de se faire brûler les plumes en s’attardant.