— Là n’est pas la question, Gros, achève ton histoire…
— La femme est ressortie une minute plus tard en se fringuant. Elle a appuyé sur le bouton d’ascenseur… Celui-ci descendait, j’ai calculé que le temps qu’il arrive au rez-de-chaussée et remonte je pouvais arriver avant lui par l’escadrin en me bougeant le panier…
— Oui… T’as filé la pépée…
— Exactement…
— Ça s’est passé comment ?
— D’abord, elle a couru comme une paumée dans les rues. Puis, parvenue sur la place de Catalogne, elle s’est arrêtée et a cherché un taxi du regard. Comprenant son intention, moi j’ai sauté dans le premier qui s’offrait… en lui ordonnant de suivre la donzelle. Nous sommes allés ainsi jusqu’au Barrio Chino… Elle a claqué la portière et elle est entrée dans une boîte de nuit…
— Ah ?
Je pense au flonflon de la batterie que j’entendais dans la cave, là-bas, et qui me faisait penser à la roue d’un moulin.
— Et puis, gars ?
— Et puis rien… J’ai attendu une plombe, deux plombes… Tu sais que pour la planque, j’en connais une touffe et que je suis capable de toutes les patiences.
— Je sais…
— Tout de même, lorsque le jour a commencé à poindre je me suis dit que madame devait avoir jeté l’ancre dans la strass… D’autant que les clients de la taule se sont barrés les uns après les autres et que tout s’est éteint…
— Et puis ?
— Attends, tu me les brises avec tes « et puis ! ». J’ai hésité à rentrer… Je n’avais pas sommeil, une aubaine pareille, tu parles que ça m’avait excité.
— Tu parles ! Et puis t’avais pioncé dans l’avion…
— Alors j’ai voulu pousser un peu mon avantage…
— Histoire de me doubler au poteau, hein, gros marle ? Tu voulais faire cavalier seul…
— Quand vos chefs ne répondent pas au téléphone, on doit prendre l’initiative, non ?
— Objection valable !
— J’ai essayé de bricoler la lourde de la boîte mais macache. Alors j’ai pensé qu’il existait sans doute une autre issue ! J’ai avisé une allée, j’y suis entré… Et comme je frottais une allouf pour me repérer, j’ai reçu l’immeuble sur le crâne…
— Un mec t’a possédé d’un coup de goumi ?
— En tout cas, je peux te jurer qu’il ne m’a pas caressé avec un dos de cuillère. J’ai pris encore des coups de talon dans la bouille, je me suis évanoui… Je suis revenu à moi dans la cave où tu m’as trouvé… J’ai reperdu conscience, puis tu t’es radiné… Ah ! je m’en rappellerai !
— T’as vu personne ?
— Personne…
Je hoche la tête.
— Tu parles d’un pastis !
CHAPITRE XV
Il faudrait se manier le vase pour tenter l’abordage, because les zigs qui ont joué un numéro de batteur sur le cassis du Gros ont dû s’apercevoir de sa disparition et que ça doit remuer un brin dans le circus ! Ils se bougent les articulations, les Lionel Hampton du cuir chevelu…
— À quoi tu gamberges ? demande le pauvre Bérurier.
— À la mort de Louis XVI, dis-je, avoue que c’est triste, à son âge…
Il pousse un grognement d’ours mal léché. Pas en forme pour la marrade, le Gros. Il est effeuillé comme la marguerite ornant la boutonnière d’un amoureux qui poireaute.
— Écoute, bonhomme… Je vais à l’assaut, c’est mon tour… Toi tu vas regagner l’hôtel et te zoner… Prends un coup d’aspiranche et oublie les basses réalités de ce monde.
Il opine.
On hèle une charrette et je fais grimper Béru dedans.
— Cramponne-toi au soutien-bras, recommandé-je, une balade dans ces machins-là, ça remplace une virée en soucoupe volante.
Il m’adresse un petit geste mélancolique avec la main. Son pif tourne au violet-jaune-jaspé. L’un de ses châsses en a pris un coup et ne laisse filtrer qu’un regard étroit et lamentable.
— Fais gaffe à tes os, San-Antonio, me dit-il… Cette histoire est à la c… comme un esquimau est à la vanille !
Heureux de l’image, soulagé par sa boutade, il s’abandonne dans les « moelleurs » de sa banquette comme un homme ayant accompli sa tâche et laissé son message aux générations montantes.
D’un geste machinal, je palpe ma poitrine afin de vérifier la présence de mon amie Tu-Tues, la seringue à injecter de l’oubli !
Et puis je retourne au suif.
Le soleil luit toujours avec la même énergie, mais il paraît plus blanc… Une petite brise ravigotante souffle de la mer, apportant des remugles de flotte et de goudron.
Je respire un grand coup avant de replonger dans ce sacré Barrio Chino. Ça me fait une vilaine impression, comme si je descendais dans un égout. Et au fond, sans vouloir bomber dans la littérature, l’image convient. Ces bas-fonds sont pareils à des égouts draînant la lie de l’humanité… Merde, avec une comparaison pareille, je pourrais poser ma candidature à l’Académie française !
J’évite soigneusement le gourbi à Tejéro et je vais visionner dans le fameux dancing dont m’a parlé Bérurier. Il se tient au bout de la ruelle. C’est un truc peint en bleu, avec des lampes versicolores autour de la lourde. Pour l’instant, elles sont éteintes évidemment.
Je file un coup de périscope autour de moi. La même faune lamentable, craspecte et débraillée, roule sa misère sur les trottoirs étroits.
Personne ne prête attention à moi… Personne du reste ne prête attention à personne. Ici les gens vivent leur pauvre vie comme ils peuvent. Ils sont attelés à leur destin comme des bourricots à leurs voiturettes… Hue ! Et c’est l’existence qui fouette !
Je prépare mon sésame. Je n’aurais jamais pensé qu’il me serait si utile outre-Pyrénées.
Tout en feignant de me protéger de la brise pour allumer une cigarette, je manœuvre l’ustensile. En vente dans toutes les bonnes quincailleries spécialisées dans le fric-frac…
La lourde est épaisse, mais le verrou de sûreté ne résiste pas à mon petit truc.
J’entre pronto. Je relourde de l’intérieur.
Il y a dans la cambuse une odeur de crasse populaire et de parfum non moins populaire qui irrite mes narines pourtant démocratiques.
J’actionne ma lampe-stylo pour situer ma longitude. Je constate alors que je suis dans une immense pièce blanchie à la chaux. Ici pas besoin du préambule d’un vestiaire et d’une entrée. Les mecs qui viennent gambiller se foutent dare-dare (si j’ose dire, et je me comprends !) au turbin. Ils retroussent leur bas de futal et je te connais bien. À moi le paso-maison…
La salle de danse est parquetée. Autour, il y a, à hauteur d’homme, un balcon qui en fait le tour.
C’est tout. Un lustre mérovingien et je te connais bien, faites vos jeux ! En avant les danseurs…
Tout en poussant devant moi la lumière conique de ma lampe, j’avance vers le fond de la pièce. Là se trouve un grand rade d’au moins dix mètres de long. C’est à ce zinc que les couples viennent s’humecter la gargante… Des étagères chargées de bouteilles me tendent les bras. Je m’entiflerais bien un coup de raide, mais je me le déconseille, me disant que la came servie laga ne doit pas être de first quality…
Au-delà du rade se trouvent deux portes, l’une à gauche, l’autre à droite par un louable souci d’harmonie. Je biche la première, elle conduit droit à une innommable cuisine où pendent les jambons à la noix du pays. Ici ça pue le rance. Dans la cuisine sont entreposés des caisses de spiritueux, plus un tonneau de picrate. Une petite porte donne sur le couloir de la cave où j’ai découvert la grosse trogne de Béru…