— Oui, fait-elle. Il n’y a pas d’autres solutions…
— Hé là ! je sursaute, je trouve le point de vue assez hâtif. On pourrait creuser la question…
— C’est plutôt votre tombe qu’il conviendrait de creuser, fait Léonora (alias Lucia)…
— La répartie est jolie, mais ne m’enthousiasme guère, belle dame. Je vous prie de considérer que mon ami connaît maintenant ce local… Il sait que vous y avez des attaches. Il sait que je m’y trouve… Il sait… le reste !
— Quel reste ?
Je prends mon air le plus finaud :
— Voyons : le reste ! Ça se passe de commentaires…
Elle se trouble légèrement.
— De toutes manières vous êtes sciée. En branchant les services secrets français sur Luebig vous vous les êtes collés au panier. En me buttant, vous ne faites qu’aggraver votre cas !
Elle gamberge rapidos dans un silence quasi religieux.
Puis elle se tourne vers le grand maigre :
— Attendez la nuit et allez le jeter dans le port, dit-elle.
CHAPITRE XIX
Cette décision ne me séduit qu’à demi, vous le pensez bien. J’aime la flotte, mais les bains de nuit ne m’emballent qu’à moitié. D’autant plus qu’on ne me filera certainement pas à la sauce en slip de bain, le corps oint d’embrocation ! J’ai toutes les chances du monde (si l’on peut dire) de chausser des semelles de plomb…
La femme rousse est pour moi un mystère vivant. Je vous fais juge, comme disait le prévenu au commissaire de police de son quartier. Voilà une nana qui était marida avec le faux Lefranc.
Elle est à la tête d’un gang espagnol muni d’un poste clandestin… Elle descend à l’Arycasa et se sauve parce que son mec s’est fait coller un caramel dans le plafonard. Elle découvre que je suis un archer de la grande cambuse, et, au lieu de mettre le cap sur une région plus clémente elle ordonne tout culment à ses pieds nickelés de me filer à la baille… Tout le personnage n’est fait que de contradictions. Je veux bien que c’est le genre des pépées, tout de même il y a là une pointe manifeste d’abus !
— Vous n’oubliez pas mon bon petit camarade ? fais-je…
— Non, dit-elle je ne l’oublie pas… Soyez sans crainte, il aura un sort identique au vôtre !
Je lui tire mentalement un grand coup de galure pour sa classe. Car, parole de poulardin, il y a une classe dans le crime comme dans la haute couture… Rien de plus écœurant que les minables de l’existence… Les gars qui ne paient pas leur tournée mais qui paient leurs impôts sans attendre le commandement ; ceux qui se font inscrire quelque part ; qui se lavent les pieds dans une bassine ; qui jouent des haricots à la belote ; qui écrivent des lettres pertinentes aux journaux, tous ceux-là me battent les pendeloques…
Je regarde la poulette avec des yeux empreints d’une inaltérable estime.
— Vous partez déjà ? fais-je en la voyant se diriger vers la lourde.
— Le temps vous dure de moi ?
— Je me languis… Quelle heure est-il ?…
— Huit heures…
— Bigre, le temps passe vite… Il fait nuit bientôt ?
— Vous voulez une idée du sursis ?
— Oui…
— Eh bien, cher policier, dites-vous qu’à minuit vous aurez cessé d’exister. Vos collègues pourront se cotiser pour l’achat d’une couronne…
Elle sort, suivie de son grand escogriffe pâlot. Mais cette fois, comme on a vu que j’étais un client rétif on m’a laissé les trois autres gnaces comme gardes du corps…
Il se produit un méchant cinéma sous ma coiffe ! Pronto la gamberge ! Je songe qu’il me reste au moins trois heures de tranquillité… Tel que je connais mon Bérurier, il ne va pas rester les deux lattes dans la même pantoufle… Ne me voyant pas revenir au crépuscule, il va faire sa kermesse héroïque des grandes occases, c’est-à-dire tuber au Vieux pour lui demander le mode d’emploi… Le boss le branchera sur un correspondant de par là et nous aurons droit à la fiesta maison… Tout ce que je demande, c’est que les Espagos ne changent pas leurs batteries et qu’ils me laissent ici en attendant l’heure fatale.
Je souffre de tous les gnons encaissés… Je suis barbouillé comme si j’avais fait une java monstre…
— Vous auriez pas une lichette à boire ? je demande au vieux violoniste.
Il me dit :
— Quoi ?
— Boire… Un drink ! Un glass ! Un coup de rouille ! Il transmet mes desiderata au nabot qui s’éclipse pour revenir avec un Coca…
Cela m’afflige d’autant plus que le breuvage n’est même pas frigo ainsi que le recommandent les disques rouges constellant le monde !
Enfin, nous vivons l’époque du Coca, c’est ainsi… Il y a eu l’âge d’or, l’âge de fer… Il y a maintenant l’âge du Coca-Cola en attendant qu’il y ait l’âge de la poudre à éternuer…
Notre vie est gazéifiée… Elle doit être servie glacée, comme dans la salle de dissection de la fac’ de médecine…
Je vide le flacon que le nabot m’entonne dans le bec. Puis je me détends comme je peux dans mon fauteuil et j’attends.
Croyez-moi ou ne me croyez pas mais je me mets à dormir comme un bon zig qui revient du charbon sa journée finie… La souffrance, la fatigue sont de puissants sédatifs…
Lorsque j’ouvre mes lampions, j’ai un goût de sang dans la bouche et dans le crâne, des idées qui, pour être imprécises, n’en sont pas moins moroses.
La lumière, chose curieuse, me paraît plus faible ; sans doute doit-il y avoir des sautes de courant ? Les copains qui me surveillent sont toujours là, jouant aux brêmes avec application. Le grand maigre est venu les rejoindre et ces messieurs battent le carton en échangeant des monosyllabes…
J’ai l’impression d’être malade… Il y a dans cette pièce une atmosphère lourde et pénible.
Je bâille comme un lion et ça fait retourner ces messieurs.
J’entends de la musique, comme j’avais entendu dans la cave… Le dancing, après une suspension de quelques heures, a remis ça et ça gambille vilain au-dessus. Le paso sévit comme une épidémie de rougeole dans une école maternelle.
— Quelle heure est-il ? demandé-je.
Le sans-filiste jette un regard à sa montre-bracelet de cuivre chromé.
— Onze heures, fait-il.
J’en ai un coup de vibrator dans les valseuses… Onze plombes et toujours pas de nouvelles du Gros ! J’ai dormi trois heures d’affilée, exactement comme si on préparait une partie de pêche ! Notez qu’il s’agit d’un truc commak, seulement c’est le gars bibi qui va interpréter le rôle du poissecaille… D’ici une paire de plombes j’ai toutes les chances de demander à un triton la nageoire d’une sirène.
Je sens un tracsir monumental m’envahir. Mes membres sont à nouveau engourdis et, malgré la chaleur oppressante, j’ai froid !
Les autres endoffés terminent leur partie, ceux qui ont gagné ramassent leur mise, puis tous se lèvent sur un mot du grand maigre.
Je me dis que le moment critique est arrivé et que je vais être humide d’ici peu.
Quoi faire ? Tenter l’impossible, comme d’ordinaire… C’est-à-dire, biller dans le paquet lorsqu’ils vont me délier du fauteuil pour m’emmener au bain turc… Oui, je ne vois pas d’autres moyens d’espérer… Ça m’a réussi souvent, ces sursauts de la dernière seconde…
Seulement le grand pâle n’est pas un enfant de chœur. En tout cas, s’il l’a été, il s’est instruit par correspondance sur l’art et la manière de manipuler un flic turbulent.
Au lieu de me détacher, il me lie solidement une pogne avec un filin d’acier… Ensuite il décrit un tour mort autour de mon cou avec le fil métallique, puis il attache l’autre bout à mon second poignet. Ce petit truc, je vous le recommande vivement pour les jours où vous voudrez vous débarrasser de votre belle-doche ! Pas moyen de broncher. Si vous tirez sur une main ça vous serre automatiquement le quiqui et il faut radiner avec un ballon d’oxygène pour ranimer le mec ! Au poil, je vous dis ! Il n’a l’air de rien, ce grand bizarre, avec son air courtois et sa gueule de gars qui ignore les bienfaits des pilules laxatives du docteur Goguenod mais pour le turbin méticuleux on peut faire appel à lui. Il est de première.