Ainsi muni du filin je suis détaché. Les zigs me jettent une espèce de loque qui doit être une blouse grise sur le dos pour dissimuler mon service urbain, et en route…
Je marche péniblement… Au lieu de prendre à droite dans le couloir, on biche à gauche et on pousse la lourde d’une chambre. On tire le lit de la piaule, ce qui découvre une trappe. Un escalier raide comme la justice se présente.
— Descendez, ordonne le chef de l’escadre.
Je descends le premier, mais inutile d’espérer prendre mes jambes à mon cou : au bas de l’escadrin se tient le gars Tejéro avec un gentil pétard en pogne.
CHAPITRE XX
Comme quoi, les mecs, il ne faut pas se fier aux apparences. Ainsi, cet antre de rigolos que je croyais vachement hermétique communique avec l’extérieur par trois issues : la cave, le dancing et la carrée de Tejéro, le taulier à la loupe.
Il a le regard vitrifié, Tejéro. Il braque son arquebuse (Benedicta) sur moi, en me fixant à la hauteur de la cravate. Les autres se la radinent et nous prenons la direction de la rue via le troquet… Le guitariste borgne est là, à nouveau, grattant son jambon en fredonnant des airs qui foutraient le cafard à un banquet d’anciens légionnaires. Il ne me jette pas un coup d’œil et je comprends sans tarder que je n’ai absolument rien à attendre de lui. C’est le genre de gars qui n’aime pas avoir une incidence trop marquante sur le destin de ses semblables.
Chanter des flamencos et griffer le pognon passant à sa portée constitue ses occupations essentielles.
Tejéro remise sa bombarde et le grand pâle sort devant moi. Il y a là une vieille Renault d’avant l’autre guerre, à la carrosserie ravagée. Le grand blême ouvre la lourde et m’y propulse. Je manque m’étrangler car j’ai eu un mouvement pour me cramponner. Enfin je rétablis un relâchement dans le filin et les pieds nickelés espagos s’installent à mes côtés. Le nabot et le gorille m’encadrent ; le vieux et le sans-filiste prennent place à l’avant.
Si vous voyiez cette guinde, non, je vous jure ! Les banquettes bavent le crin qui les rembourre et çà et là, des ressorts en jaillissent. Les lames de ressort sont cassées et le bolide penche dangereusement sur la droite. On a l’impression qu’il va se renverser…
Je renouche un bon coup, par les vitres sales, le paysage défilant sous mes yeux. Nous traversons le Barrio Chino et rattrapons une avenue qui fonce vers la mer…
Je suis coincé entre mes deux têtes de lard, dans l’impossibilité d’esquisser un geste. Au moindre cahot du véhicule, — et Dieu sait qu’ils sont nombreux —, le filin d’acier m’entre dans la chair.
Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, mon moral a tendance à se mettre au variable… Cette fois, je trouve que l’aventure a fait plus que se corser, comme dirait cette immonde gonfle de Bérurier… Il doit en écraser, je parie, dans les moelleurs de l’Arycasa… Peinard, rêvant sans doute à sa nana… Pendant ce temps, le petit camarade San-A. y va de sa dernière excursion. Barcelona by night ! Vous parlez d’une virouze !
La nuit est constellée d’étoiles repeintes à neuf. Il fait doux et calme… Les gens se baguenaudent sur les trottoirs en cherchant on ne sait quoi avec une obstination qui est l’obstination même de la vie.
Je les considère avec tristesse et même, charriez pas, pitié ! C’est moi qu’on emmène au grand ramonage, et c’est eux qui me paraissent précaires. Ils vont, pareils à des fourmis effrayées, se cognant contre des murs ou contre eux-mêmes, avec une espèce de bonne volonté pitoyable…
Nous plongeons dans des quartiers obscurs, nous tournons dans une rue cahotique, bordée de hauts murs sinistres… Et nous débouchons dans un univers de grues, de barlus, de fumaga… Le port !
La voiture se range devant les rails d’un chemin de fer Decauville… Il y a des lumières au loin… On ne perçoit que le floc de la mer et les grincements des chaînes… C’est assez lugubre comme chanson d’adieu. Le décor convient bien à une prise de congé définitive. Quand on voit ça, on a envie de faire sa valoche.
Le gorille et le nabot sont déjà sur les pavés inégaux du quai.
— Descendez ! ordonne le grand pâle…
J’obéis. Un froid âcre comme une fumée entre en moi. J’ai la trouille. Que celui qui ne l’a jamais eue me balance la première pierre.
— Quel est le programme ? je demande au grand.
Il me désigne l’eau noire hérissée de festons blanchâtres. La réponse, pour laconique qu’elle soit, est très éloquente.
Je fais la grimace.
— J’ai horreur de l’eau salée… Ça donne soif, vous ne voudriez pas que je disparaisse sur une impression aussi désagréable ? Et puis ça n’en finit plus… Ça vous ennuierait de me refiler une praline dans l’oreille ? C’est merveilleux pour déboucher les tympans !
Il me regarde ; à la vague clarté lunaire ses yeux paraissent complètement blancs.
— Courageux, fait-il.
C’est une qualité que les Espanches apprécient beaucoup. Ces mecs, vous savez, ils ont la réputation de ne pas avoir froid aux carreaux. Race de seigneurs, comme dit l’autre ! Et même de saigneurs, on s’en rend compte dans les corridas.
Pourtant il ne sort pas son pétard.
En toute tranquillité, il m’explique :
— Pas de bruits : carabiniers…
Vous le voyez, le turbin qui va se dérouler n’affecte en rien nos rapports…
En caravane, nous nous approchons de la flotte… Il faut enjamber des rails, contourner des grues… Alors il me vient une idée : la toute dernière ! Puisque j’ai les flûtes non entravées, pourquoi ne pas en profiter ?
Devant moi il y a le nabot, derrière le gorille, à ma droite le vieux et, un peu en recul le grand…
Nous voilà tout au bord de l’eau. Alors je fais le circus de la dernière chance. Unique représentation de gala ! Je fonce, bille en tête sur le pauvre nabot qui va faire un plongeon maison dans le jus d’huîtres.
Ça fait un grand plouff réconfortant et il brame à la garde… Le gorille a piqué en avant. J’esquisse un saut de côté qui me déchire la glotte et je rue en arrière dans les brancards. Mon pied rencontre du mou : c’est la bedaine du gorille. En voilà un qui n’a pas beaucoup de chance avec moi. Il est à genoux sur le sol, la gueule ravagée par la douleur, se massant le burlingue de ses dix doigts…
Je ne perds pas mon temps à le contempler. M’est avis que le temps c’est un peu plus que de l’argent en l’occurrence ! Je pique donc des deux, comme on dit dans Alexandre Dumas père, ou dans Gamiani, mais manque de bol, le vieux me coince. Il n’a pas la force, mais il a l’expérience. Au lieu de chercher à me bloquer en billant, il se contente de me tirer un bras. C’est un coup sec qui me cisaille la gargante ! Je manque d’air instantanément et je reste immobile, le regard sorti, la langue obstruante… Alors le grand s’annonce et me télégraphie un magistral coup de perlimpinpin sur la soudure… Illico mon chapiteau s’emplit de trucs multicolores… Je fléchis et m’écroule avec en arrière-fond, un poil de lucidité…
Dans cette sorte de brouillard confus, je perçois des bruits, des souffles rauques… On doit repêcher le nabot, puis on me prend par les pattes et par les épaules… Le filin se détend à nouveau, me rendant l’usage de mes éponges… Je suis faible comme une petite jeune fille qui descend l’escalier de l’hôtel.