San-Antonio n’est pas mort, car il boit encore !
— Encore ! murmuré-je…
C’est mon premier mot.
Le zig se marre doucement. Il a un drôle de rire, un peu fluet, qui contraste avec la force qu’il vient de déployer.
Tout en buvant, je me détourne afin de lui voir le visage.
Alors, du coup, je m’arrête de biberonner.
Le type qui vient de me sauver la mise n’est autre que Luebig, le gars que je suis chargé de buter !
CHAPITRE XXII
Voyez, bande de cloches, ce sont des coups de théâtre de ce genre qui font l’intérêt de la vie. On se tortille le prose, on échafaude, on calcule, et puis le lièvre débouche par le côté où on ne l’attend pas…
Jusqu’ici, tout avait eu lieu en fonction de Luebig mais on n’avait jamais « vu » celui-ci autrement que sur la bande d’actualité.
Et pourtant il est là, à vingt centimètres de moi, occupé à me verser dans le corps un solide coup de bourbon.
Comment a-t-il pu jaillir de la nuit, ce mystérieux personnage ? Et surtout pourquoi m’a-t-il sauvé la mise ? Maintenant que je commence à aller mieux, ces questions me font davantage mal que ma noyade ratée et que les gnons emmagasinés au cours de cette sacrée journée !
Il me regarde et son regard est intense comme celui d’un reptile. Impossible d’y déceler quoi que ce soit de positif… Cet homme de taille moyenne, aux tempes grisonnantes, déconcerte…
— Déshabillez-vous, me dit-il…
Il quitte la pièce et je l’entends ouvrir une armoire à côté.
Lorsqu’il revient il tient sur son bras une robe de chambre beige ornée de peau de panthère au col.
Il me la tend.
— Si vous restez mouillé encore longtemps, vous prendrez sûrement une congestion pulmonaire.
Par pudeur il se dirige vers la lourde en déclarant :
— Je vais remiser la voiture…
Je fais un effort pour m’arracher aux voluptueux coussins du divan… Je pose mes hardes trempées et je passe la robe de chambre. Elle est un peu juste pour moi, mais comme je ne veux pas faire de culture physique ça n’a aucune espèce d’importance. Je cramponne la boutanche de raide et je m’allonge sur le fameux divan.
Avec un biberon pareil dans les mains, je me sens un autre type.
Par la large baie vitrée, je vois scintiller la mer à perte de vue sous le ciel étoilé. Au loin, très loin semble-t-il, les lumières des bateaux de pêche clignotent. On dirait qu’il y a une sorte de côte illuminée juste en face… C’est bath…
Un poste de radio minuscule est enchâssé dans une niche du divan. Machinalement je tourne un bouton, presque aussitôt une musique veloutée emplit la pièce… Je me sens flotter dans un univers de cinéma, loin de tout danger, loin des mesquines préoccupations de l’existence.
Luebig revient… Il s’approche d’une table basse, pêche une cigarette dans un coffret de laque, l’allume et vient s’asseoir dans un fauteuil club près de moi.
Il relève sa casquette marine, baisse le col de sa veste et me regarde à travers la fumée de sa roulée.
Je sens que l’instant de la Vérité, comme disent les toréadors, est arrivé. Il l’est…
— Qui êtes-vous ? me demande Luebig…
La question me prend un peu au dépourvu… J’hésite un quart de poil de seconde avant de jouer franc-jeu… À quoi bon lui bourrer le bol ? Il a droit à une grosse partie de la vérité.
— J’appartiens aux services secrets français…
Il s’arrête de fumer un instant… Puis il aspire une grosse bouffée qui ressort de ses lèvres minces en un filet rectiligne.
— Vraiment ?
— Oui… J’étais à la poursuite d’un couple pas très catholique : les Werth… Vous connaissez ?
— Pourquoi les connaîtrais-je ? demande-t-il calmement.
— Pourquoi ne les connaîtriez-vous pas ? Je suppose que si vous m’avez repêché, tout à l’heure, c’est parce que vous vous trouviez à proximité… Si vous vous trouviez à proximité, c’est que vous suiviez les types qui m’emmenaient, on ne fait pas de promenade idyllique à minuit parmi les grues, les rails et la fumée d’un port…
Il reste immuable.
Je souris et j’ajoute :
— Merci, du fond du cœur, n’est-ce pas ? Je suppose que vous m’avez sauvé de justesse ?
— D’extrême justesse, je vous ai fait la respiration artificielle pendant plus d’un quart d’heure avant de vous ranimer…
— Re-merci ! Comment diantre avez-vous pu me repêcher avec la ferraille que j’avais aux pieds ?
— C’est justement elle qui m’a aidé… Pendant que ces imbéciles vous malmenaient j’ai eu le temps de m’emparer d’une vieille ancre rouillée qui traînait dans un coin du port et de l’attacher après la corde de dépannage de ma voiture… Lorsqu’ils vous ont jeté à l’eau ils sont partis en courant… Alors j’ai jeté mon grappin improvisé… À la troisième tentative je vous ai repêché par la ferraille…
Il rit, se baisse pour écraser sa cigarette.
— Dites-moi, fais-je, pourquoi m’avez-vous tiré de la sauce ? Par simple bonté d’âme ?
— Je désirais avoir un entretien avec vous, monsieur le commissaire !
Alors là, j’en reste baba, les gnaces ! Exactement comme une paire de ronds de flan.
Je le regarde…
— Qui vous a dit que j’étais commissaire ?
— Je le savais…
— En ce cas pourquoi m’avoir demandé qui j’étais ?
— Je désirais savoir dans quelle disposition d’esprit vous vous trouviez… Si vous entendiez jouer vrai ou faux…
Quel homme ! Un drôle de personnage… Je comprends qu’il ait été le champion du four crématoire en son temps… C’est une machine à calculer et il doit avoir un métronome à la place du cœur.
Il reprend une cigarette.
— Voulez-vous fumer ?
— Non, merci…
Je le regarde allumer cette nouvelle sèche. La petite flamme du briquet de salon éclaire le bas de son visage et fait danser des ombres sur sa figure.
— Ainsi vous désirez me parler ?
— Oui, dit-il, un homme comme moi a toujours intérêt à converser avec un homme comme vous !
— Alors je vous écoute…
Il croise ses jambes et s’allonge confortablement dans le profond fauteuil.
— Résumé des chapitres précédents, annonce-t-il. Vous me connaissez, je le sais. Je suis donc Luebig, un ex-haut fonctionnaire de la Gestapo… Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de Paris et d’ailleurs, n’est-ce pas ?
— Exact…
— On m’a cru mort en 44, en réalité j’avais préparé ma fuite pour l’Espagne et je me suis réfugié ici avec quelques biens personnels.
— Vous avez bon goût, approuvé-je après un regard circulaire… C’est gentil…
— Merci. Je m’y suis donc retiré sous un nom d’emprunt. Et je dois dire qu’après ces années de guerre, de misère, de sang, d’horreur, j’ai ressenti un certain bien-être…
— Je vous comprends, fais-je avec sincérité, tout en pensant qu’il a bonne mine de venir soupirer sur les atrocités de la petite dernière, ce pauvre chéri.
— Un certain temps, ajoute-t-il… Puis, les années passant, j’ai commencé à m’ennuyer sérieusement, d’autant plus que, contrairement à ce que vous pouvez croire, je ne m’étais pas enfui avec une fortune fabuleuse : quelques millions tout au plus…
— De marks ? je demande…
— Oui, évidemment…
Je rafle le flacon.