Une pendulette à la voix grêle vient chanter quatre heures timidement. Je perçois son timbre fluet comme à travers une opacité incertaine. (Vous vous rendez compte de la richesse de mon style !)
Puis je m’endors… Et soudain je sursaute… Je suis brutalement éveillé par un signal d’alarme qui carillonne dans ma tête. Je suis en nage. Je tremble, j’ai froid et peur… Le goût sucré de la trouille, vous ne connaissez pas ça ? Non ? Eh bien, tant mieux pour vos gueules.
C’est rudement moche. On ne peut pas s’en défendre : ça vous colle à la peau comme de la glu…
Je me mets sur mon séant et je pige ce qui m’a réveillé : c’est un crissement sur les dalles du patio. Je me lève et vais risquer un œil par la fenêtre… Tout de suite je ne vois rien, mais, mon regard s’habituant à l’obscurité, je décèle, dans la zone d’ombre de la maison, d’autres ombres qui se meuvent. Il y a des mecs qui se radinent sur la pointe des salsifis, ce qui prouverait l’impureté de leurs intentions… J’ai ce bon vieux geste machinal qui consiste à porter la main à mon aisselle. Mais je suis en robe de chambre et du reste je n’ai plus de pétard… Mon être devient plus calme. J’entends la respiration paisible de Luebig. Il en écrase comme un pape… S’agit de l’affranchir presto. Si je me branle les cloches plus longtemps on est chiche, le chleu et moi, d’hériter un caramel en plein chignon !
À quatre pattes pour éviter la croisée j’entre dans la chambre à côté. Le lit est là… Le dormeur ronflotte doucement. Je le secoue. Luebig sursaute et je le vois plonger la main sous son oreiller.
— Déconnez pas, fais-je, ce n’est que moi. Je vous annonce des visites, à la nuit, comme dans le grand jeu… Seulement, ça m’étonnerait qu’il s’agisse du roi de trèfle… Tel que l’enfant se présente, ce serait plutôt des valets de pique…
Il est réveillé pour de bon. Un Luger de fort calibre surmonte son poing droit.
Il saute du lit et va jusqu’à la croisée… Il regarde.
— Ce sont eux, annonce-t-il dans un souffle.
— Les Espagos de Léonora ?
— Oui…
— Vous n’auriez pas un pétard en rab, il y a longtemps que je n’ai pas fait de carton et ça me ferait plaisir de leur souhaiter le bonjour à ma façon…
Il va à un tiroir et me passe un feu à canon long que je ne perds pas de temps à identifier.
— Il y a du monde à l’intérieur ? je questionne.
— Neuf balles.
— Ça ira…
Je bigle par la fenêtre afin de voir où nous en sommes. Les ombres plaquées contre le mur se rapprochent. Elles arrivent au bord du mur d’enceinte, là où la lune tape en plein. Il va falloir qu’elles se montrent.
Hop !
C’est le grand maigre qui vient de traverser cette sorte d’écran blanc. Il est suivi du gorille et du nabot. Le vieux doit rester dans les horizons pour faire le vingt-deux… Voici une quatrième ombre pourtant, je reconnais Léonora. Elle porte un pantalon fuseau et un pull à col roulé.
Elle fait partie de l’expédition punitive, cette chérie… Probable qu’elle aime la castagne. Décidément, elle liquide avant de disparaître.
— Mettez votre oreiller sous les couvertures pour faire croire que vous êtes au lit…
Souple comme un chat, Luebig obéit. Il tord l’oreiller et arrange le lit. On jurerait que quelqu’un repose…
Puis, il vient s’accroupir à mes côtés derrière le dossier d’un canapé situé près de la porte…
Des secondes longues comme des heures s’écoulent. Enfin une ombre s’encastre dans le montant de la lourde. Elle reste immobile un instant, puis s’avance, une autre suit… Il y a là le nabot et le grand maigre… Tous deux s’approchent du lit. Le nabot tient une mitraillette à la main… Il la lève légèrement de façon à ce qu’elle soit à la hauteur de la bosse figurant le corps de Luebig… Et soudain il arrose en éventail… Une volée d’étincelles bleues illuminent un fugace instant la chambre.
Le nabot a un cri sauvage… Le gorille et Léonora entrent en vitesse… La femme court au lit, arrache les couvrantes perforées et à son tour pousse un cri sauvage, mais qui n’est pas de triomphe, celui-là…
Ça doit exciter Luebig, car il choisit cet instant pour balanstiquer la purée. À la snobinarde, qu’il défouraille, le gestapien ! Comme le marquis du Glandard au tir aux pigeons de Saint-Cloud ! Le grand maigre s’abat d’une masse, une olive en plein bol… Le nabot tourne sa seringue vers nous, mais à mon tour je dis bonjour à la dame ! Pff ! Je le plombe dans la poitrine et il se met à gigoter sur la carpette comme une tortue à la renverse… Léonora et le gorille enjambent les dessoudés pour gagner la sortie. Ça presse un peu… Luebig jure, car son arme vient de s’enrayer et moi je rate le gorille d’un poil de chose !
Luebig se rue au tiroir de sa commode. Il doit avoir une drôle de collection de machines à secouer le paletot, je vous promets… Je me rue hors de la chambre à mon tour. Ça chlingue méchant la poudre et on marche dans le raisin !
Presto nous passons dans la grande pièce centrale, nous la traversons et nous allons pour sortir, mais à cet instant, une volée de balles fait sauter des morcifs de plâtre à dix centimètres de nos frimes. Quand il vase de ces trucs-là, vaut mieux attendre que ça se passe, autrement on chipe une migraine qui ne vous lâche pas de l’éternité !
— À genoux ! me dit Luebig…
J’obéis. D’autres rafales passent… Les vaches ont l’air de vouloir tenir un siège… C’est moche… D’autant plus moche que dans les baraques environnantes ça va remuer… D’ici à ce qu’on ait les carabiniers sur le dos, y a pas le Sahara !
Je m’approche de la croisée et je situe l’une des ombres… C’est celle du gorille, sans doute, à son volume… Je vise approximativement et j’envoie quatre prunes par colis postal ! Un cri m’annonce que j’ai fait mouche. Le gros quitte la zone d’ombre en titubant pour se sauver… Luebig le stoppe d’une seule dragée bien placée…
Et voilà que ces carnes remettent le couvert aussi sec. Le vieux a prêté main forte à Léonora. Ils ont deux Thomson (comme les carnets du major) et ils savent s’en servir… Ils sont derrière le mur et ils tirent entre les tuiles qui le somment… Pour les avoir, c’est midi un quart !
— Il n’y a pas une issue de secours ? je demande à Luebig.
— Si, fait-il, mais la porte donne à côté de l’endroit où ils sont…
Merde arabe ! ça se présente mal… Je préférerais être sultan du Maroc que grand bignolon aux Services… malgré que ça ne soit pas une gâche de tout repos !
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Ma question ne provoque pas de réponse. Luebig réfléchit en mordillant sa lèvre inférieure. Soudain, il se retourne et crache une praline. Je constate alors avec un frémissement rétrospectif que le nabot avait rampé jusqu’à la porte de la chambre et qu’il s’apprêtait à me cisailler à bout portant.
— Deux fois dans la même nuit, c’est beaucoup, fais-je à l’Allemand, vous me direz ce que je vous dois…
Il ne répond pas…
— Il faudrait en finir, dit-il…
De temps en temps une courte rafale part du mur, nous éclaboussant de plâtre… Nous sommes condamnés à vivre à quatre pattes… Jusqu’à quand ? J’aimerais savoir… Visitez l’Espagne, les gars ! Pays de traditions !
Nous en sommes là de nos emmerdements lorsque ça se met à cracher, au loin… Les rafales de mitraillette s’arrêtent.
— Les carabiniers ? demandé-je à Luebig.
Il a une vilaine grimace approbative…
On entend encore un coup sec… Puis plus rien… Nous sommes sur le qui-vive… Et voilà qu’un mouchoir blanc s’agite au-dessus du mur, non pas à droite, où se trouvaient nos deux mitrailleurs, mais à gauche, soit de l’autre côté de l’entrée. Or, personne n’a traversé cet espace à découvert.