— Et alors ?
— Le de cujus était déjà identifié par les quidams se rendant à leur travail… Schwob : un vieux type qui habitait au bord de Seine…
— Je sais. Qu’avez-vous fait ?
— Les premières constatations. Le défunt ne portait aucune trace de violences, sauf celles évidemment que lui avait provoquées le train… Nous avons néanmoins alerté les autorités intéressées, à savoir le commissariat de Poissy.
— Vous êtes-vous rendu chez Schwob ?
— Zoui.
— Y avait-il quelqu’un chez lui ?
— Absolument personne… Il vivait seul, je vous l’ai dit…
— De la famille ?
— Non…
— Pourtant on m’a signalé que, depuis quelque temps, il hébergeait un grand type roux…
— Sans blague ?
Pas fiérot, le brigadier.
— C’est comme j’ai l’honneur de vous l’apprendre. Dites, votre enquête a dû être sommaire…
Il lisse ses bacchantes d’un air contristé…
— J’ai fait mon devoir…
— Bon, alors bravo !… Salut !
Et je me casse en laissant le pandore en pleine perplexité.
Cette fois, c’est du Paname sur mesure qu’il me faut. M’est un tantinet avis que je me carre le doigt dans le baigneur en m’occupant de Schwob. Illico, parce qu’il se trouvait au côté de Luebig au métinge, j’ai cru qu’ils faisaient derche et limace ! J’ai tendance à vouloir assembler les morcifs de puzzle coûte que coûte, ce qui est mauvais pour la logique. Or, dans mon bizness on ne fait rien sans la logique, c’est ainsi !
Oui, faut mouler cet os, seulement on ne peut nier que cette histoire Schwob, même dissociée de l’histoire Luebig, est troublante comme un vieux film de Marlène Dietrich…
Un gars piogeait chez le vieux, qui a disparu lorsque le père Schwob a été passé au presse-purée ! Louche, ça : très louche !
Louche aussi qu’un bonhomme habitant depuis des années en bordure de cette voie ferrée se laisse écraser comme un vieil excrément… Je vais toujours refiler mes tuyaux à qui de droit ; ils peuvent conduire à quelque chose d’intéressant. Je suis persuadé que le fameux rouquin prénommé Germain aurait des révélations captivantes à faire…
Avant d’abandonner complètement cette piste, je me rends chez le teinturier où Schwob porta un costar. Je tends la fiche et on décroche d’un cintre un bath complet de flanelle grise. On me l’enveloppe et je fonce à la Grande Carrée où le Bérurier des familles tourne en rond.
— Alors, mugit-il en faisant virevolter ses paluches épaisses comme des tourteaux, comme ça, monsieur le commissaire de mes choses fait la grasse matinée… Il paraît qu’on ne peut plus se tirer des toiles !
Je considère sa face de grosse gonfle avec tant d’acuité qu’il s’arrête de débloquer.
— Bérurier, lui fais-je, j’ai toujours eu l’absolue certitude que tu étais le prototype même du cornichon. Cette vérité étant évidente, inutile de nous en administrer la preuve à chaque minute de ta pauvre existence.
Il bredouille.
— Mais qu’est-ce… Mais qu’est-ce…
— Arrête, on dirait Gilbert Bécaud ; déjà à la maison je tourne le bouton lorsqu’il sévit à la radio, ça n’est pas pour tolérer des imitateurs dans le turbin…
Sur ces éminentes paroles, je flanque le costume de flanelle sur le burlingue et j’arrache le papier qui l’enveloppe.
Le costar est celui d’un homme moyen… À coup sûr, Schwob n’aurait pu l’endosser, because sa petite taille et sa brioche de notaire… Son hôte le rouquin non plus, s’il avait la tête de plus que le garçon boucher de ce matin… Alors ?…
Par acquit de conscience, j’explore les poches. Elles sont vides, mais l’une, celle du briquet, à l’intérieur, est percée. J’agrandis l’orifice et je farfouille sous la doublure… Bien m’en prend, car mon médius entre en contact avec un petit morceau de papelard… Je l’extrais et constate qu’il s’agit d’un ticket de tramway. Ce ticket est imprimé en espagnol et, si mes connaissances de la langue de Cervantès sont précises, ce morceau de papier a été en cours sur une ligne de Barcelone. Je lis en effet : Plaza Colon.
Bérurier me regarde agir.
— C’est pas un costume à toi, ça ?
— Non, mon bijou…
— À qui appartient-il ?
— Peut-être à Luebig…
Ce que j’avance là, c’est pas du flan. D’un seul coup, l’arrivée de ce costar, puant le détachant, me rebranche sur mes doutes du départ. Puisqu’il n’appartenait ni au vieux, ni au rouquin, il désigne donc la présence d’un troisième larron. Ce troisième homme, je suis tout prêt à l’appeler Luebig… Ça m’arrangerait tellement !
Bérurier revient de sa stupeur comme on revient de voyage de noces, c’est-à-dire complètement flagada.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je raconte que pendant que tu te faisais du lard dans les bras de la mère Bérurier, moi j’ai bossé… Tu comprends, hé, espèce de tas !
— Je te fais remarquer que je suis poli, souligne-t-il en se drapant dans ses deux cent vingt livres de dignité.
— Et moi je te fais remarquer qu’entre toi et une classe d’anormaux, il n’y a qu’une différence quantitative…
Suffoqué, il s’abîme dans un océan de rancœur.
Pour lui prouver la classe de San-Antonio, je lui relate par le menu mes faits et gestes depuis que nous nous sommes séparés, la veille. J’omets par hasard de porter à l’actif de Félicie l’idée lumineuse au sujet des gens pouvant accompagner Luebig au meeting, et la découverte non moins éblouissante de Mongin relative à l’imperméable écossais…
— M…, dit sans chaleur mon interlocuteur, faut avouer que t’es pas manchot du ciboulot…
— J’ai pas à me plaindre…
— Et tu penses que Luebig serait en combine avec le petit vieux en question ?
— Je le pense… Une intuition, y a des moments je suis comme les gonzesses : je marche au radar…
Il réfléchit encore un moment.
— San-Antonio, fait-il…
— Je suis prêt au pire, vas-y, parle !
— Quoi que tu en penses, moi aussi j’ai travaillé, hier soir…
— Qu’as-tu fait, toi que voilà ?
— Dis, dans quel ciné il les a vues les actualités, le déporté ?
— Je ne sais pas…
— Alors, sache-le…
— Qu’est-ce à dire ?
Il m’interrompt du geste et de la voix.
— Lorsque tu le sauras, vas-y et fais-toi projeter la bande en question…
— Pourquoi ?
— Tu verras…
Sur ces mots sibyllins, il met ses mains dans ses poches et se fait la valoche dans les profondeurs de la maison Pébroque !
Moi je le regarde décroître en roulant dans mes doigts le ticket de tram espago.
CHAPITRE VI
Le directeur du Ciné-Lumière à Montrouge est un homme charmant. Il nous raconte que son beau-frère est gardien de la paix à Montluçon, c’est vous dire qu’il ne peut faire autrement que de témoigner à la police une sympathie toute familiale.
— Messieurs, faites comme chez vous…
Mongin, sa bobine sous le bras et son gros pif planté au milieu de la bouille comme une borne kilométrique sur la table d’une salle à manger, se rend dans la cabine de l’opérateur.
Moi je m’assieds au milieu de la salle et j’attends. Les lumières s’éteignent. La bande passe avec le son. Il y a un speaker extrêmement véhément qui jacte à longueur d’année sur le redressement des ailes françouaises… Ça ronfle méchamment dans le coin… On assiste à l’envol de plusieurs bolides à réaction. Pirouettes, tonneaux, piqué, etc… Le moment approche où l’on apercevra la bouille de Luebig, vous parlez que je commence à la connaître, cette bande.