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— Je me doutais un peu de la chose, Martin, car les Français sont cartésiens.

— Ils sont quoi donc ? s’inquiète le surobèse.

— Cartésiens.

— Ça vient de l’alimentation, non ?

— Spirituelle, oui. Bon, la non-criminalité est de votre fait, bravo. Mais la non-bandaison, hmmm ?

Là, il hausse les épaules, ce qui produit un vaste froissement d’avalanche.

— Des bruits, dit-il. Il s’est trouvé que quelques vieux bonzes sont restés sur la touche pour accréditer cette stupide nouvelle. Des maris futés qui se propagent à tort et à travers en ont profité pour jouer les court-circuités du sexe auprès de leurs mégères. Comme ça, ils sont disponibles pour les franches équipées nocturnes. Mais allez vous balader un peu, la nuit, sur la route de Philadelphie, et musardez dans les parkings et les motels, vous verrez si ça ne tringle pas dans le secteur. Vous voulez que je vous dise, San-Antonio ? Les gens adorent les foutaises et comme ils en raffolent, ils les propagent pis que la grippe de printemps.

Il se tait pour réprimer un rot. Ne le jugule pas complètement, juste au plan sonore, car une mélancolique odeur de saucisse pourrie se répand dans mon lilial appartement.

Drôle de pachyderme. Pas regardable, monstrueux. Mais malin et sûrement animé d’une volonté de fer. Ce type doit écraser tout ce qui l’importune, depuis les moustiques jusqu’à ses supérieurs. C’est un bulldozer dont la lenteur donne une idée de la puissance. En sa compagnie, je ressens une impression indéfinissable. Il me semble que ce type a besoin de moi. Ce n’est pas pour célébrer l’amitié franco-américaine qu’on m’accueille en libérateur. Il y a une intention secrète sous tout cela. Mais laquelle ? Que peut représenter un flic français — fut-il émérite, et je pèse mes mots — dans un pays suréquipé, doté de moyens ultramodernes ? Le gros sac a quelque chose à me demander, je le subodore. Il ne s’est pas dérangé en personne pour venir simplement roter les saucisses de son quatre-heures dans ma chambre.

— Puis-je vous proposer un drink, Martin ?

— Volontiers.

— Qu’est-ce qui vous serait agréable ?

— Un bourbon-vodka bien tassé.

Décidément, je me transforme en barman dans ce patelin. Je mélange les différents ingrédients.

— Avec du poivre, réclame Fisher. Avec beaucoup de poivre.

— Diantre, c’est un véritable aphrodisiaque que vous buvez là, en auriez-vous besoin ?

— Grand Dieu non, pouffe le chef de la police, je ne fais pas partie de la confrérie des paniqués du slip !

Je l’imagine sur une gonzesse. Ça doit valoir le déplacement ; elle se met un masque à oxygène, la frangine, avant de disparaître sous la viandasse du copain.

Pourquoi nie-t-il un fait reconnu par les autorités médicales ? Pourquoi s’obstine-t-il à déclarer qu’il n’existe pas de vague de frigidité et que c’est lui tout seul, par ses initiatives, qui a jugulé le crime dans sa ville ? Une ville dont la situation géographique, l’importance et la densité de la population constituent un terrain idéal pour le développement du banditisme, à l’instar (comme disaient les grands romanciers de jadis) de ses homologues américains.

Contrairement à la môme Molly[4], il n’écluse pas cul sec, mais à petites gorgées précieuses de douairière prenant son thé.

— Ça va, le dosage ?

— Impeccable.

Un silence pénible suit.

— Cher Martin, le romps-je, j’ai l’impression que vous avez quelque chose à me dire, mais que vous hésitez à me le dire ?

Il paraît un peu surpris par ma perspicacité et ma franchise.

— Il y a de ça, San-Antonio.

— Bon, ben alors allez-y : je suis le genre de type à qui on peut tout dire.

Avant de plonger, il biaise un brin :

— Qu’est-ce qui vous donne à penser que j’ai quelque chose à vous demander ?

— Ça existe, chez vous, l’expression : « ne pas être tombé de la dernière pluie » ? Elle signifie qu’on ne confond pas chaude-pisse et première communion. Si vous tenez à ce que je joue cartes sur table, ce que, pour ma part, je préfère, laissez-moi vous dire que j’ai trouvé un peu étrange la manière dont on a provoqué ma venue ici et la munificence de la réception qui m’y est faite. Je ne suis qu’un poulet français, mon bon Martin. Un fonctionnaire bien noté, convenablement rétribué, mais qui ne mérite en aucun cas d’être considéré comme le roi d’Arabie lorsqu’il se déplace. Contrairement à mes compatriotes qui sont vaniteux et crédules et qui s’imaginent encore que le Français est l’être le plus intelligent de la planète, reconnu comme tel et adulé, je n’ignore pas que les Américains se moquent de nous comme du premier tampax de leur grand-mère et qu’ils nourrissent à notre endroit autant de déférence que nous en témoignons nous-mêmes aux balayeurs malgaches de nos rues. Tout cela pour vous expliquer que je ne suis pas dupe et que j’attends la facture.

Le Gravos réprime un nouveau rot, plus malaisément que le premier. Je me jette en arrière pour éviter le rush des miasmes consécutifs. Me retiens de respirer pendant deux minutes, et me dépêche de boire une gorgée d’alcool.

— Ne parlez pas de facture, dit l’éléphantiaste en se découvrant.

Il ferait mieux de conserver son bitos car on se retient d’éclater de rire devant son crâne chauve et pointu comme un ballon de rugby. A partir de la deuxième ride frontale, c’est tout blanc comme de la chair en décomposition, alors que le reste de sa rude frime est basanée.

Ayant déposé le grand bada sur le plumard, il se lève pour accéder à sa poche revolver, laquelle, compte tenu de l’échelle du gars, est vaste comme un sac destiné à héberger cinquante kilogrammes de pommes de terre.

Il en sort une liasse de biftons verts, tout neufs, si tant tellement qu’ils sont pratiquement collés l’un aux autres.

Il s’avance d’un pas et la place en équilibre sur mes genoux.

— De quoi s’agit-il ? je demande d’un ton vachement fermé car s’il est une chose qui m’est insoutenable, c’est que quelqu’un me refile de la fraîche, en dehors de l’officier payeur de l’Administration.

— Des billets de cent, me répond Martin Pêcheur (pardon Fisher), en exhalant un soupir qui se souvient parfaitement de son dernier rot. Et il doit y en avoir cent, c’est écrit sur la bande qui les entoure. Cent fois cent égalent dix mille. Je sais bien que le dollar n’est plus ce qu’il a été, mais ça reste tout de même une somme confortable. Celle-ci, je m’empresse de vous le dire, constitue un à-valoir. Il y en aura quatre fois autant si ce que je vais vous proposer se réalise.

La cendre de son cigare lui dégouline sur le plastron. Il ne fait rien pour l’en chasser et continue de me regarder de cet air vaguement indifférent qui me porte au cœur autant que son crâne ovoïde, livide à gerber contre.

Je sens se ralentir mon circuit sanguin. Une impression de grand froid s’étale dans ma poitrine ; chaque fois que je me sens outragé, c’est kif-kif. Chaque fois que la colère gronde en moi, elle démarre par cette sensation de froid intense.

— Dites, Fisher, je pense qu’il y a maldonne, je ne suis pas un businessman, non plus qu’un mercenaire. Je ne suis pas à vendre. Je ne…

Ma voix grimpe, grimpe. Oh, mais tu sais que ça va se terminer par un grand coup de boule dans sa trompe, à Jumbo ? Tu sais que son œil vigilant et vaguement sarcastique avec ses filaments rouges me flanque de la dynamite dans les poings ?

Il m’écoute sans broncher. On dirait que ma réaction lui désimporte ; qu’elle ne le contrarie même pas. Je gueule, et il est immobile comme le mont Ventoux au clair de lune.

Heureusement, une intervention étrangère vient opportunément interrompre mon ébullition : en l’occurrence, le téléphone.

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4

En américain, Molly s’écrit Mollie, mais je suis pour la standardisation du « Y », cette voyelle mal aimée dont nous usons, nous autres Français, avec condescendance.