J’allonge la main vers le champignon stylisé. Une voix de femme, douce et ferme, et française par-dessus le marché, me caresse le tympan.
— Commissaire ?
— Qui est à l’appareil ?
— La blonde de chez Lipp, vous vous souvenez ? Je vous y avais donné certaine information sur le docteur Morton.
— Où êtes-vous ?
Elle a un petit ricanement frileux.
— Très près de vous, les anges gardiens ne s’éloignent jamais de ceux qu’ils ont à charge de protéger. Il faut accepter la proposition que vous fait ce gros lard, San-Antonio.
— Mais comment diantre…
Je me tais. Mon regard est parti d’instinct en direction du lustre truffé d’un chouette micro. Je pige à présent que Martin Fisher n’est effectivement pour rien dans cette installation.
— Ecoutez, commissaire, je vous ai déjà donné une preuve de mon esprit coopératif, non ? Alors faites ce que je vous conseille ; vous avez tout à y gagner, et je ne parle pas seulement d’argent.
— J’aimerais vous rencontrer au plus vite, coupé-je.
— Impossible pour l’instant, mon vieux, mais nous avons tout l’avenir devant nous, non ? Salut !
Elle raccroche. La vibration de la tonalité m’arrache à mon extase incertaine. Je suis vaguement heureux et terriblement mécontent. Heureux de sentir cette magnifique môme dans mon ombre, étendant ses ailes protectrices sur le pauvre Santonio. Furax d’être un peu un jouet entre ses doigts fuselés. Je ne m’en ressens pas pour jouer les pièces d’échecs.
— Vous semblez contrarié ? remarque le pachyderme en ôtant son cigare de sa bouche pour, de l’autre main, se fourbir la trompe entre le pouce et l’index comme le fait un fumeur pour faire briller le fourneau de sa pipe.
Je ne réponds pas.
— Rien de fâcheux ? insiste le surdimensionné.
— Non, au contraire.
Je me lève pour remplir nos verres. La liasse de dollars que j’avais oubliée choit de mes genoux sur la moquette.
Je marche sur le paquet d’images avec une sombre délectation. Moi, je vais te dire : je ne respecte pas le fric. Bon, la Société est bâtie dessus, alors je suis bien obligé de m’aligner, mais j’ai pas la vocation véritable. Je suis dépensier par dédain.
Fisher, qui guigne tout, a bien vu mon geste délibéré. Il a reniflé dans sa grosse trompe tronçonnée. Un court instant, un peu de couleur a avivé la chair gâtée de son crâne d’œuf.
Je lui ressers un bourbon-vodka, poivré par-dessus son premier qu’il n’a pas complètement éclusé. Ensuite de quoi, je sors un ya suisse de ma fouille. Ce cher couteau marqué de la croix fédérale, que ses lames multiples aux innombrables usages transforment en atelier de poche.
— Vous permettez, dis-je au chef de la Rousse en grimpant sur le lit où il vachit.
Je cueille le micro, volumineux pollen du lys de cristal au cœur duquel il niche, puis j’en sectionne le fil. Avant de redescendre, je mets le pied sur le bada à Martin. Pour rire. Il ne s’en gaffe pas et ça m’amuse de voir sa montagne de feutre tout avachie. J’ai le caractère très gosse, dans le fond.
— Croyez-vous que je serai accusé de déprédation de matériel ? je lui demande en déposant le micro décapité sur la table basse.
Il regarde l’objet, saugrenu avec sa passoire noire et sa petite armature nickelée.
— Du moment que vous ne l’emportez pas, dit-il…
Et voilà qu’iI éclate de rire. D’un bon gros rire de gros mec, copieux, gras, à flonflons. Et un court instant, il en devient sympa, Fisher, car rien n’est plus purificateur que le rire. Rien n’est plus noble. Tout individu qui rit est bon durant le temps de son rire.
Il écarte les pans de son gigantesque veston qui, pour lors, se met à ressembler à une tente militaire.
Et puis il retrouve son sérieux vaguement renfrogné.
— Vous êtes un drôle de type, San-Antonio.
— Vous trouvez, monsieur le directeur de la police ?
— Oui, je trouve. Un marrant, quoi. Un vrai.
De contentement, il lâche un bruit dont l’étrangeté me laisse à douter quant à son hémisphère d’origine. Bruit violent, sarcastique, et qui s’accompagne également d’une fâcheuse odeur de saucisses pourries.
— Je vous demande pardon, dit Fisher, les gros se contiennent mal.
— Je sais.
— Et puis je suis un môme des faubourgs, ça laisse des traces. Ce sont les gens de la haute qui se retiennent de péter. Conclusion, ils ont emmagasiné des siècles de gaz qui, à présent, les étouffe. Les grossiums agonisent, San-Antonio, y compris dans ce pays où ils sont encore les rois pour quelque temps. Et savez-vous de quoi ils crèvent ? Des pets qu’ils n’ont pas lâchés à temps.
C’est à mon tour de rigoler. Tu sais que, dans le fond, c’est un humoriste, ce gros mec ? Pas con du tout.
— Dites, Martin, c’était quoi, votre proposition ?
Il déguste une gorgée d’alcool, prudemment, comme s’il s’agissait d’un liquide brûlant.
— Commencez par ramasser ce putain de fric, San-Antonio, et par le foutre dans votre poche, ensuite nous causerons.
— Je n’en ferai rien avant que vous ne m’ayez affranchi.
Il s’emporte.
— Bon Dieu, c’est la couleur qui vous dérange, vous n’aimez pas le vert ? Ecoutez, vieux, les grands principes, pourquoi pas, ce sont les branches auxquelles on essaie de s’accrocher quand on a besoin de se persuader qu’on possède une belle conscience rayonnante. Seulement, ce que je sais et dont je ne démordrai jamais, c’est qu’un paquet de dollars c’est aussi formidable à caresser qu’un cul de fille. Votre cœur bat bougrement mieux quand vous vous collez ce cataplasme par-dessus.
Il va lui-même prendre la liasse et la feuillette.
— Ce sont des vrais, n’ayez pas peur.
Me la tendant, il ajoute d’une voix extrêmement dure :
— Si vous n’en voulez pas, je me tire, j’ai pas de temps à perdre.
— Dites donc, l’homme des faubourgs, à vous entendre on s’imaginerait mal que vous m’avez adressé cette monumentale corbeille de fleurs ! C’est le changement à vue. Du train où vont nos relations, je sens que je vais devoir me rabattre sur l’asile de nuit.
Mais sa main ne frémit pas et la liasse reste absolument immobile sous mon nez. Alors, bon, je me dis que la gonzesse du téléphone tout à l’heure était peut-être de bon conseil et je m’en saisis pour le plus vif contentement de l’éléphant-man.
— La suite ? fais-je.
— La voici, dit Fisher en fouillant dans sa poche intérieure.
Il ramène une photographie qu’il me présente à l’envers. Un sourire farceur transforme sa bouche en sexe de jument poulinière. Je retourne l’image et me trouve nez à nez avec… moi-même.
Non, je ne charrie pas, c’est tout ce qu’il y a d’authentique, de véridique, d’absolument vrai.
Moi ! Parole. Exactement moi.
Mais moi coiffé autrement que je ne suis, et portant des fringues que je n’ai jamais eues. Moi avec un autre regard que le mien. Un regard plus sombre et plus flou, moins direct, moins franco ! Toute ma vie j’ai essayé de mettre mes yeux à l’unisson de mon âme. Beaucoup trop de gens se servent au contraire des leurs pour tricher ; ils se dissimulent derrière leur regard au lieu d’en faire leur lumière extérieure.
— Ce n’est pas moi ! balbutié-je sottement.
Martin Fisher secoua sa tête et ses bafles claquent contre son crâne pelé.
— Bien sûr que non. D’ailleurs ce type pourrait sans doute être votre père car il est mort il y a seize ans.
— Qui est-ce ?
— Un Italo-américain, un certain Jimmy Fratelli, né à Palerme, mort à New York. Sa fin n’a pas été un cadeau. Il a traversé Central Park, à deux heures du matin, les deux mains crispées sur son ventre ouvert et quand on l’a trouvé, au petit jour, à peu près toutes ses entrailles se trouvaient à l’intérieur de son pantalon.