Et c’est ainsi que nous connûmes Philipp Edward J. Morton. Ainsi que tout commença.
II
L’EXAMEN
Pinaud bâille.
Quand il est saoul, il bâille comme un lion, Baderne-Baderne. L’alcool lui donne sommeil.
Le Vieux cause avec le Dr Morton.
Bérurier est passé de la bière au vin blanc sans coup férir, n’étant pas d’une nature coup-férable.
En ce dont il me concerne, j’écoute la converse d’une oreille distraite car mon attention est mobilisée (et immobilisée) par les jambes d’une vraiment belle dame blonde installée, en face de moi, en compagnie du jeune P.-D.G. chiant comme un dimanche britannique, qui lui raconte des trucs terribles sur la valeur indexée et la loi-cadre. La nana se fait tellement tartir qu’elle préférerait même un livre du Robbe-Grillé à la converse de son jeune birbe. Elle a sa robe relevée et, d’où je me tiens, je lui déguste l’entrejambe. C’est une môme avisée, up to date, qui a renoncé aux collants pour découvrir les mérites du porte-jarretelles. Je l’en aime déjà pour cette initiative. S’étant avisée de mon intérêt pour sa ligne de flottaison, elle m’épanouit le paysage, mine de rien, en belle et pure salope. J’en ai la glotte qui se minéralise dans mon gosier. Me semble que je viens d’avaler un gros caillou par inadvertance. Un beau caillou d’une livre. Parfois, je me dis que le monde devrait se simplifier. Une gonzesse comme madame, qui t’ouvre ses brancards par-dessous la table, tu devrais pouvoir t’approcher d’elle, murmurer : « vous permettez ? » à son cosaque et la baiser sur la banquette. Franchement, ce serait mieux, je trouve. Beau dans sa simplicité.
Je déplace mon regard de quatre-vingts centimètres dans le sens de la hauteur. Nos yeux se croisent. Les siens sont froids, presque indifférents. Elle les détourne, rafle son sac Hermès sur la banquette et se dresse. Son crabe ne fait pas un geste pour lui écarter la table ; heureusement, le loufiat saboulé pingouin, à l’ancienne, comme la banquette dévote, s’empresse pour.
La dame passe devant notre carante, impassible, mais son exquis baigneur trémousse sur l’air oublié de « Accordez-moi ce tango ».
J’attends qu’elle ait disparu vers le sous-sol et je regarde brusquement ma montre :
— Je vous prie de m’excuser, balbutié-je, j’ai un coup de téléphone à donner.
— T’oublieras pas de r’fermer ta braguette après, gouaille l’Enflure auquel le petit manège n’a pas échappé.
Je dévale l’escadrin. La porte des toilettes dames est ouverte et ma montreuse de culotte (la sienne est dans les tons saumon) est en train de se saupoudrer la gaufrette devant la glace du lababo.
Je m’encadre en pied dans le montant de la lourde.
— A quoi bon vous repoudrer, dis-je, vous ne pourrez jamais faire mieux !
Elle reste de marbre, s’offrant même, l’intense garce, un vague haussement d’épaules comme si je l’importunais.
— Si l’élégant qui vous fait bâiller avec son affaire de pièces détachées n’est pas votre époux, je peux vous retrouver où vous voudrez dans une heure ; si par malheur il l’est, j’ai un créneau fabuleux dans mon emploi du temps, demain, entre 15 et 18 heures, lui dis-je d’un ton assez fat, qui n’est généralement pas le mien, mais quoi, on ne peut pas toujours rester simple, qu’ensuite les gens s’imaginent que tu l’es pour de bon, ces cons.
Ma terlocutrice sort, un pinceau d’une petite boîte en simili fausse écaille et entreprend de se repeindre les labiales façon chaudement artistique.
— En somme, vous êtes du genre tendeur de bal musette, commissaire, me dit-elle. Qu’une bonne femme remonte sa jupe et vous voilà prêt à vendre la ferme et les chevaux, comme vous dites plaisamment.
Du coup, c’est comme si j’étais en train de boire un flan à la vanille d’une livre par mégarde. La voilà qui me connaît, et qui se paie ma trombine par-dessus le marché ! Me traitant comme un débile profond. Dans un instant, elle va me driver au local « Messieurs » pour me faire faire pipi, je le sens !
Je pige qu’elle m’a appâté, si l’on peut dire, afin de nous ménager un entretien exprès.
— Qui êtes-vous ? je demande.
— Disons… une consœur.
Elle a un rire tout neuf, peint à la main dans les tons cerise.
— Je voulais charitablement vous mettre en garde, commissaire.
— Contre qui, contre quoi ?
— Contre le docteur Morton que votre gros poussah de Bérurier est venu vous pêcher dans les toilettes. Ce type appartient à la C.I.A.
Maintenant, c’est du vert qu’elle passe sur ses paupières. Elle est captivée par l’opération et paraît m’avoir oublié. Je tousse, mais elle ne bronche pas. Une vieille dame à la démarche hésitante survient, qui ronchonne de trouver un homme en ce lieu interdit au sexe masculin.
— Est-ce bien votre place ? me demande-t-elle avec un merveilleux accent juif russe.
— C’est la question que je me posais, madame, réponds-je, car je suis androgyne, ce qui ne laisse pas de m’embarrasser chaque fois que je me trouve devant deux portes marquées « Dames » et « Messieurs ».
Elle me claque la lourde au pif. J’attends un instant la réapparition de ma metteuse en garde en feignant de compulser l’annuaire téléphonique de Paris, ce qui constitue toujours une édifiante lecture aux nombreux rebondissements. Elle ne tarde pas à apparaître, plus sublime que jamais. Sourcille en m’apercevant.
— Encore là ? reproche-t-elle.
— Oui, car je voudrais savoir pour mon créneau de demain après-midi. Qu’est-ce que j’en fais ?
— Mettez-y le portrait de Jeanne d’Arc, me dit-elle en escaladant sans plus attendre l’escadrin.
Et de ce fait, ton Santonio, tout marri, demeure dans la bonne odeur de pisse et de déodorant mâtiné choucroute.
Et il se sent plus grand que saint Louis sous son chêne. Ce flemmard qui ne songeait qu’aux croisières. Et l’Antonio, déconfit, surmonte sa déconvenue.
Il prend une carte de visite à lui, écrit dessus : « Ce Morton est un agent de la C.I.A. », la met sous enveloppe et va cloquer le tout à l’extrêmement gentille dame Pipi, en accompagnant d’un talbin.
— Faites appeler ce monsieur au téléphone. Quand il se présentera, remettez-lui ce mot, je vous prie.
Elle m’assure que bien monsieur.
Je remonte. Le jeune pédégé raseur est en train de cigler sa douloureuse. La blonde ne s’est même pas rassise et attend que le nœud volant enfouille sa mornifle. Elle regarde Alice Saprichti, en train de téter un fume-cigarette de femme fatale, à quelques tables de là.
Pinuche dort dans les tons suaves. Tout juste s’il amorce un petit début de ronflette parfois, jugulé par le brouhaha de l’illustre brasserie.
Bérurier se fait les ongles à l’aide de son Opinel suprême aiguisé. Il les découpe comme on épluche des patates, s’appliquant à composer d’artistiques rognures en forme de croissant, dont il compose une sorte de fleur stylisée sur la nappe.
Le vieux et Morton parlent en anglais, avec volubilité. Pépère paraît passionné. Et surexcité comme un pou en rut. Ce soir est à marquer d’une pierre blanche, il a voulu que nous enterrions la hache de guerre et nous a conviés à une choucroute amicale. Depuis l’équipée bretonne[1], la carburation ne se faisait plus entre lui et nous. Quand on se rencontrait, on ne se regardait pas dans les yeux et on avait des voix blafardes comme quand on parle d’adultère en présence d’un cocu notoire. Et alors, l’Achille, il a décidé de crever lès.
— Ecoutez, San-Antonio, on ne va pas continuer ainsi jusqu’à la Saint Trouducul !
Textuel, il a dit ça, lui, le précieux, le délicat.