Des lancées me filent des coups d’aiguille à tricoter dans le cervelet. Je referme les quinquets pour apprivoiser la douleur.
Je suppose que ça va être long, l’attente.
Dans ces situations, je pense à Félicie, chez nous, à Saint-Cloud. A l’odeur de notre pavillon. A la rouille qui dévore la tonnelle. Faudra que je la repeigne avant qu’elle tombe en poussière. Des années que je me jure de le faire en rentrant. Ce qui m’emmouscaille, c’est la vigne qui s’est entortillée après, inextricable. Elle donne des raisins pas plus gros que des têtes d’épingle et qui deviennent chaque année plus mignards. Ils ont un goût atroce, même quand ils sont mûrs. D’une acidité pas soutenable. Et cependant, j’en bouffe une grappe ou deux chaque mois d’octobre, histoire de justifier cette vigne qui fait partie de notre vie.
Oui, je pense à chez nous où je séjourne si peu, qu’à peine j’y débarque me voilà reparti au premier prétexte venu. En somme, je n’y suis installé que par la pensée. C’est ma mémoire le vrai locataire. Avec m’man, bien entendu. Et Antoine, le garnement, qui pousse et qu’on va foutre à la maternelle à la rentrée. Et puis la bonniche espagote, miss poils-aux-pattes, avec son rouge à lèvres qui fait des grumeaux dans sa moustache. La manière qu’elle me visionne lorsque je descends en pyjmoiça prendre le petit déjeuner à la cuisine, nu-pieds, souvent. Elle louche sur mes pinceaux, la conne. Je suis sûr qu’ils la font mouiller. Pour elle, berlinguée encore, probable, ils expriment la nudité de l’homme. Mam’zelle Incarnation s’interprète des solos de guitare sèche, le soir, dans sa chambrette, d’évoquer mes ripatons. La sensualité, c’est bizarre, j’ai remarqué. Ça repose sur des riens. Des détails à la gomme, mais transcendés par des rêvailles confuses. Faut lui filer le train. On y trouve son compte de foutre.
Pour t’en revenir à la tonnelle, je viens de prendre une brusque décision, ici, enchaîné dans la tour des Guises de Fredd Meredith : je vais la « faire repeindre ». Je ferai appel à un spécialiste, qu’aura la patience de détortiller les ceps de vigne et qui passera plusieurs couches, dont une de minium. C’est curieux, mais me voici tout rasséréné par cette perspective.
Je cesse de penser pour accueillir un cortège en tête duquel avant miss Alexandra, cette vacherie mal ficelée qui torchonne le prosibe à Fredd.
Elle porte un petit plat d’émail contenant un nécessaire à piqûre. Charmant. Bouillon d’onze heures ou élixir de santé ? Ceux qui l’escortent sont les gorilles du Vieux, plus ses larbins noirs. Tout le monde est grave, silencieux, avec des yeux voilés de tourments intérieurs.
La gouvernante-infirmière-torcheuse-d’anus-et-cantatrice-chauvine me défait mon futal d’un geste expert pour une vieille demoiselle. Mon grimpant glisse. Elle me fiche sa fléchette dans le dodu : vzoum !
— J’espère qu’il ne s’agit pas de curare ? dis-je d’un ton léger, bien leur prouver qu’un Français, en toutes circonstances, naninanère, cocorico et tout le chenil !
Le liquide pénètre dans mes meules, bien frais, suave, sournois. Il se mue en ondes centrifuges. Et voilà-t-il pas que je me mets à entendre des gazouillis d’oiseaux, drôlement mélodieux. A renifler des parfums opiacés, à goder, même, me semble-t-il. Heureux ! que disait mon pote Fernand. La vie improbable, à la crème Chantilly ; tout n’est que velours et lumière suave. Je souris. Miss Alexandra est radieuse, belle à foutre le tricotin à des eunuques, salace. Un cul profond comme un tombeau, et une bouche pleine d’odeurs légères. Je la glorifie : reine de la pipe toute catégorie. Déesse aux seins d’albâtre. Les poils de sa toison sont des fils d’or. Elle est wonderful de partout, cette chérie. Elle me cause, et sa voix me chouchoute les tympans. Ce qu’elle me dit, je ne saurais pas te le répéter. C’est des choses floues, jolies, qui riment… Je lui réponds tout pareil. On échange un duo d’amour pas ordinaire. T’as déjà maté deux colombes s’aimant d’amour tendre ? La colombe et son colombin ? Bec à bec. Lui, traînant de l’aile, papattant sur place. Mignon manège, si poétique. Eh bien : ça ! Miss Alexandra-la-radieuse et moi, Santonio-le-sublime. Je t’aime, tu m’aimes. Tiens, prends ça dans ta poche marsupiale, ma jolie !
J’en défaille d’extase. Je finis par m’endormir de trop de bonheur.
La musique m’éveille. Un air langoureux comme ceux qui se goinfrent les portugaises dans ce patelin. Tu te dis, une cité amerloque, qu’automatiquement c’est la furia hot en plein, fracassante, concasseuse, sono outrancière, vocifération d’énergumènes, transes paroxysmiques. Mon zob ! Ici, tu retrouves presque la Vienne de jadis, période François-Joseph, Mayerlinge et consort. Tralalalala, tsointsoin, tsoin tsoin…
Sirop de violons, pleurnicherie des flûtes et hautbois, rythme ploum ploum du piano à queue longue commak.
J’ouvre mes châsses. Le plafond est tendu de tissu à petites fleurettes, style Laura Ashley. Les murs également. Les meubles sont Charles X canadien, en bois clair, pas tellement locdus malgré tout.
Je me mets sur mon séant. Par la fenêtre, j’aperçois une immense pelouse d’un vert britannoche et, à toute extrémité, la mer.
Elle est bleue, la vache, à faire paraître rouge un paquet de Gauloises.
Pendant un bon bout, je contemple cet infini d’azur, piqueté de voiles blanches. J’ai de la joie dans l’âme et aussi, chose curieuse, dans la viande. Rare que ton corps soit content, vraiment content. Ça ne se produit que par brefs instants : lorsque tu lonches la gonzesse aimée, ou que tu bouffes un plat qui te met les papilles en folie. Mais là, j’éprouve une espèce de jubilation physique. Ma caresse réclame de la vie, et encore de la vie, pour le pur contentement d’exister.
Je bâille délicatement, ce qui est rare lorsqu’on est seul. La solitude engendre le relâchement. Tu donnes de la longe à tes désordres quand tu es sûr de ne pas avoir de témoin. Sauf lorsque l’envie te prend de te respecter. Comme ça, gratuitement, pour dire de t’en jeter un jus.
La moquette est dans les tons parme. Elle est si épaisse que t’as la sensation de marcher dans l’herbe.
Je m’approche de la fenêtre.
Et du coup je tressaille (ou frémis, ou sursaute, ou sourcille, ou ai un haut-le-corps, comme je te dis souvent, chacun doit biffer les mentions qui lui paraissent inutiles ou malappropriées).
Je…[7] pour la bonne raison que je ne me trouve plus dans le château de Fredd Meredith. Fini le parc aux grands cèdres libanais, le fossé plein d’acide sulfurique, le pont lewis (aux U.S.A. on appelle ça ainsi), l’escalier doublement révolutionnaire, les tours d’angle, les fenêtres à meneaux. Je découvre une terrasse, avec quelques tables, des parasols, des chariots à bouteilles. J’ouvre la fenêtre et un pépiement ramageur de zoizeaux me mélodise les feuilles. Sur la droite, j’avise une roseraie sublime, c’est vraiment pas de la bagatelle, espère ! A main gauche, il y a deux courts de tennis, inoccupés pour l’instant. Deux chiens danois somnolent au soleil, sur la terrasse. Nulles autres vies ne se manifestent.
De douces senteurs, un temps paradisiaque, de la musique crémeuse, que faut-il de plus pour se sentir en état de félicité ? Je me penche un peu plus afin de considérer la maison, et je constate une construction moderne, toit plat, d’un seul étage.
Pas banale, mon aventure.
Rêverais-je, par hasard ? Suis-je en état d’hypnose ? Drogué ? Ce bien-être infini, cette hallucination, tendraient à me le faire croire. Mais de toute manière je m’en fous puisque je me sens heureux.