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Moi, je te dis ça en passant. Ça n’engage personne ; pas même moi, car j’ai la faculté de changer d’avis fréquemment, suivant l’heure et le fonctionnement de mes glandes.

Je descends dans la grande pièce. Une soubrette noire promène un chiftir sur des accoudoirs de fauteuil en fredonnant la musique qui se mouline à la radio.

— Bonjou’, m’sieur Jim, me dit-elle gaiement, sans s’arrêter de frotter et presque de chanter.

Je passe sur la terrasse. Un enchantement. La roseraie y va à la manœuvre, je te prie de croire. Un jet rotatif arrose la pelouse qui joint son parfum d’herbe mouillée à celui des fleurs.

Personne à l’horizon. Je prends place à une table de jardin circulaire, protégée par un parasol dans les tons bleu et orange. Bouf, c’est bath, la vie de château. Un écureuil dégouline d’un arbre proche et vient me mater avec curiosité.

La survenance d’un larbin en pantalon noir et veste blanche à la russe le met en fuite. Le valet est mulâtre, ou alors très bronzé. C’est un type jeune, avec des rouflaquettes qui lui descendent jusqu’à la poitrine. Il porte un immense plateau chargé de petit déjeuner.

— Monsieur Jim a bien dormi ? il me demande avec un accent d’ailleurs.

— Admirablement, rétorqué-je.

Y a plein de bonnes choses appétissantes, croustillantes et beurrées sur le plateau. Des toasts, des œufs au bacon avec des petites saucisses, du cake irlandais, des gâteaux. Le vrai festin du morninge. Les Anglo-Saxons, je vais te dire : ils sont cons, comparés aux Latins, mais ils ont une chose merveilleuse qui est leur breakfast, extrêmement faste présentement.

Je me demande si je peux me permettre d’attaquer, ou s’il convient d’attendre la venue de la môme Abigail, en parfait gentleman que je ne suis pas, lorsque je suis brusquement dispensé d’expectative par l’arrivée de ces demoiselles : la brune ensorcelante et l’autre. La brune a troqué sa blousette blanche, style cul-cul jupe contre un peignoir de couleur tango qui donne un air de folie à sa personne. La fille qu’elle m’amène, faut que je vais prendre quelques lignes et que je les lui consacre (de Napoléon). Un personnage impressionnant. Infiniment belle, elle est, miss Abigail, malgré qu’elle arpente dans le goudron. Un teint de châtainerousse, très blanc, bleuté, avec des taches de rousseur près du nez. Des yeux étonnamment verts, pas vert-pute, comme les espionnes des films C. Mais d’un vert d’une qualité exceptionnelle. Elle a une coiffure surannée, la raie au milieu, tu vois ? Et un bout de frange sur le front, genre Bette Davis d’avant-guerre, qu’était si moche avec ses gros yeux en phares de torpédo, mais qui jouait si bien les jeunes filles délaissées, amoureuses en secret, et qui vont se transformer harmonieusement sur la fin de l’histoire pour séduire le héros connard qui baratinait la sale garce du film, une salope qui allait lui chouraver sa fortune, lui cloquer la chatouille et le compromettre dans un grand scandale financier tout en continuant de sucer son jules, le grand vilain qui tire les ficelles machiavéliques. Ouf !

Miss Meredith, elle se trimbale pas des lampions à la Bette Davis, pourtant elle a de grands yeux aussi. Des yeux qui se posent sur les gens et les choses sans paraître les voir. Elle est très bien roulaga dans sa robe de chambre bleu ciel. Il commence d’y avoir de minuscules rides au coin de ses yeux. La patte d’oie d’Erblay ! Ça ajoute à la nostalgie qui se dégage de son personnage.

Elle s’avance jusqu’à ma table, d’un pas mesuré et flou. Son allure est mécanique. Elle marche parce qu’elle se trouve au côté de quelqu’un qui marche, tu piges ?

A preuve, lorsque la brune s’arrête, elle stoppe également.

Je me lève, tout glandu, les poings posés sur la table, un sourire d’hôtesse d’accueil, un peu crispé, aux lèvres.

— Dites bonjour à Jimmy, Abigail, invite gentiment la brune.

— Bonjour, Jimmy.

C’est pâle, sans nuances, plat comme l’électrocardiogramme de Ramsès II. A peine articulé.

Ces ravissantes prennent place, je me redépose sur le coussin de toile de mon fauteuil. Il y a une légère période de flottement.

— Pourquoi ne l’embrassez-vous pas ? murmure la brune avec reproche.

Comme j’en ai ma claque de l’appeler « la brune » pour te parler d’elle, je vais lui demander son nom. Attends, bouge pas ; pardon, mademoiselle, est-il indiscret de vous demander votre prénom ? C’est pour mon lecteur…

Elle fait la moue :

— Vous êtes un pince-sans-rire, Jimmy. Vous savez bien que je me prénomme Dolorosa mais que tout le monde, ici, m’appelle Rosa.

V’là que je me mets à chanter :

— Dolorosa, c’est la femme des douleurs ; Dolorosa, son baiser porte malheur…

Papa qui chantait ça, jadis. Je l’entends encore, le dimanche, quand il se rasait. Ensuite il m’emmenait jusqu’à l’église où il faisait semblant d’entrer. Si on se rate à la sortie, on se retrouve au café Cusset, me disait-il. On ne s’est jamais trouvés à la sortie. Mais chez Cusset, ça, tu peux y compter. Il rigolait avec des copains, mon vieux, en éclusant des « zozottes », c’est-à-dire du Pernod blanc. Et puis il n’existe plus et le café Cusset non plus, dans notre petite ville d’autrefois. C’est une banque à la place, une succursale du Crédit Lyonnais. Pas marrant, une banque. Nécropole ! Ils ont des tronches de constipés, là-dedans, à force de prendre l’argent trop au sérieux.

— Que chantez-vous, Jimmy ?

— Une vieille chanson française.

— Je croyais que c’était de l’italien, vous parlez aussi le français ? J’éclate de rire.

— Aussi, oui. Tant bien que mal.

Bon, me croit-elle réellement Jimmy, miss Rosa, ou bien joue-t-elle la comédie ? je pourrais le lui demander, mais quelque chose me souffle que c’est inutile. Une force doucereuse m’incite à entrer dans le jeu. A être Jimmy sans barguigner.

— Vous ne voulez vraiment pas l’embrasser ?

L’Antonio saute à pieds joints dans l’occase.

— S’il s’agissait de vous, je me ferais moins prier.

Elle fait semblant de pas piger, Dolorosa. Comme si j’avais causé du beau temps… Je me lève et m’approche d’Abigail. La prends par le cou. La regarde droit au fond des yeux, à la Valéry, et puis je pose ma bouche sur sa bouche. Elle est dans le coltar, mais ses lèvres sont tièdes, pulpeuses. Est-ce que je vais rouler une galoche princière à une cinglée ? Mon souffle va chercher son souffle. Mes lèvres expertes (j’ai une heure de libre demain après-midi, madame, si le cul t’en dit) écartent les siennes. Je lui titille la menteuse. Elle ne bouge pas. Ne fuit pas non plus la caresse. L’affolant, c’est son inertie à cet instant qui devrait être capiteux. Un petit balayage express, pour approfondir la question. Toujours pas de réaction. Je m’écarte d’elle. Il me semble qu’une vague roseur teinte ses joues.

— Il me semble que votre baiser a été particulièrement appuyé, remarqua Dolorosa.

— N’est-ce pas ce que vous souhaitiez ?

Elle ne répond rien, étale du miel liquide sur une gaufre en forme de cœur. On déjeune en silence. Qu’est-ce qu’on pourrait se dire ? Je n’ai que des questions à poser et j’ai décidé qu’il était trop tôt pour les formuler. La musique nous envape, car il y a des haut-parleurs jusque sur la terrasse.