Délices et orgues.
Mais amours ?
J’aimerais savoir où nous sommes. Comment j’y suis venu. Et pourquoi on m’appelle Jimmy. Le Jimmy Fratelli, sur la photo de Martin Fisher, ne portait pas de moustaches. Pourquoi m’a-t-on laissé pousser la moustache ? Comment se fait-il que je ne conserve aucun souvenir des quelque huit jours qui furent nécessaires pour la laisser pousser ?
— Vous semblez morose, Jimmy ?
— Non, surtout pas, je me sens terriblement bien, simplement je réfléchissais…
— A quoi ?
— A Abigail. Je me demandais si nous parviendrons à tirer quelque chose de la situation.
— Quelle situation ? demande Dolorosa avec tant d’innocence qu’on s’y croirait.
J’arrête de piocher mes eggs and pauvcons pour la frimer. Et je lui souris. Un simple sourire légèrement équivoque sur les bords, à toutes fins utiles.
Elle passe à un autre sujet.
— Avez-vous des projets pour ce matin ?
— Pas le moindre. Que proposez-vous ?
Elle réfléchit, et ça lui va d’autant mieux que son peignoir s’est dénoué et que tu lui aperçois les Frères Goncourt plein écran.
— Une promenade en mer, ça vous irait ?
— Au poil !
— Je vais dire qu’on prépare le bateau. Rendez-vous ici dans une heure ?
— Banco !
Je me lève. La vie est irréelle. Sublime, mais irréelle. Sublime parce que irréelle, probable.
Dans la penderie de ma chambre, se trouve un choix de tenues à ma taille. Pourtant elles ne m’ont jamais appartenu. C’est pas désagréable, ce conte de fée. Une baraque de rêve, dans un paysage de rêve, avec des gonzesses de rêve et tout ce qu’il te faut pour déguster le temps qui passe ; c’est pas le tout beau panard, ça ?
Marjolaine, à moi !
Il y a un embarcadère tout au bout de la propriété. On s’y rend à bord d’une bagnole découverte, dite utilitaire, mais y a que les milliardaires qui utilisent ce genre d’engin à la mords-moi-le-bout, si bien qu’il serait mieux de le baptiser véhicule inutilitaire.
Au bout de la jetée, un bateau danse. Blanc, comme la plupart des bateaux. C’est un immense criss-craft, le plus mastar de la gamme, probably, ou l’un des ; avec une partie habitable dans le mitan : salon, cuisine, deux chambres, salle de cinéma, poste de pilotage. Equipé de radar, radio gougnotte, toute la lyre. O combien de marins… Deux ! Un type very smart, en pantalon de toile blanche, chemise blanche à épaulettes d’or et un sous-fifre qu’on a choisi avec l’air gland, bien marquer que c’est lui le subordonné, sans contestation possible. C’est l’élégant qui pilote, le duconneau qui largue les amarres, ramène la passerelle, et répond « moui m’sieur » quand l’autre le traite d’empaffé.
Nous voici à bord du Sea Star, les deux gerces et ma pomme. Le barlu fonce dare-dare vers le large azuréen, fendant la vague sans trop vous démoraliser la tripaille. A l’arrière, est un vaste « bain de soleil » garni de coussins bleus. Dolorosa fait s’allonger Abigail. Ma pomme, je me place au côté de la jeune fille (moins jeune que ça tout de même) ainsi que doit comporter un amant épris. Il fait doux. Le pilote s’est installé aux commandes du poste supérieur, à l’air libre, ses cheveux blonds flottent au vent du large. Tu dirais un wikinge revu et corrigé par la Métrogolwinge. Tu le flashes de trois quarts, à ses commandes, puis tu lui fais fumer une Pall Mall, comme on s’attend toujours de voir faire à M. Mitterand sous son grand chapeau de campagne électorale qui lui donne l’air tellement socialiste.
Il est beau à faire de la pub, ce pilote. Capitaine courageux pour jouer la version amerloque de « Méditerranée ». La mère Dolorosa ne tarde pas à escalader l’échelle verticale qui conduit au poste supérieur afin d’aller s’asseoir auprès de lui. Et pour lors, je pige son penchant pour les promenades en mer. Elle en pince pour le beau pilote de luxe, la donzelle. Elle va roucouler, là-haut, les cheveux dans le vent, deux doigts du gonzier dans la chaglatte, le regard en sirop d’érable. Une fois qu’elle a fait étendre sa « malade », vite elle monte à l’assaut, Rosa la rosse ! Tu changeras rien à rien, c’est dans la nature des proses.
Je me file sur un coude pour observer Abigail. Elle a le visage tourné face au ciel. Parfois le soleil nous inonde, parfois nous sommes à l’ombre du rouf, selon les méandres marins décrits par le barlu. Ces passages de l’ombre à la lumière soulignent la beauté de cette fille. Et je me dis qu’il est navrant qu’elle ait perdu l’entendement. Un morcif pareil ! Ce qu’elle devait être choucarde au temps de Fratelli, et comme il a dû se régaler, le Rital ! Je comprends qu’il en ait été dingue, de cette nana. La nostalgie de son passé m’envahit. Je lui caresse la joue du dos de la main et je murmure en français :
— Ce que tu es belle, ma pauvre chérie. Quel dommage que tu aies sombré dans la nuit. Il devait faire bon te tenir dans ses bras…
C’est un moment étrange que je vis là (Médicis). Pas comme les autres. Il ne ressemble à rien de ce que j’ai connu. Cette fille sublime mais inconsciente me bouleverse. C’est plus fort que moi, je l’embrasse doucement, tendrement, caressant ses lèvres de mes lèvres avec volupté.
Et je reste un long moment contre elle, mon visage soudé au sien, captant sa chaleur, lui offrant la mienne, presque attristé par une félicité qui joue sur deux notes.
Enfin je m’écarte d’elle.
Et c’est là que ça se met à culbuter, là que le rêve fait un bras d’honneur au réel !
— Encore ! chuchote-t-elle.
Dis, ai-je bien ouï ? Ne prends-je pas les murmures de la brise pour mes voix intérieures ?
Je la regarde, elle n’a pas bronché. Son visage reste offert aux cieux, mais quelque chose s’est produit. D’essentiel. Une chose que je contemple avec des yeux éperdus : une larme.
Oui, il y a une larme au coin de son œil gauche. Une petite larme qui capte le soleil. Tout le bon gros soleil tient dans cette larmette, avec ses rayons. N’en manque pas un.
— Abigail ! balbutié-je. Vous êtes donc consciente ?
— Sauvez-moi ! soupire-t-elle, sans articuler, comme si elle était ventriloque.
— Vous sauver ? réponds-je aussi bas que possible. Mais de qui ?
— De tous.
— C’est-à-dire ?
Elle répète d’un ton lamentable :
— De tous…
Et puis hop, la larme qui contenait le soleil a été séchée par lui. Elle s’est évaporée. Ne reste plus que la figure perdue de cette jeune femme. Perdue et éperdue. Si belle. Si étrangement belle. Et fascinante. Et captivante. Et tout, et tout…
— Abigail, fais-je tout à coup, vous n’avez jamais perdu l’esprit, n’est-ce pas ?
— Non.
— Grand Dieu, fais-je (parce que dans les livres bien, on marque toujours sa stupeur par un « Grand Dieu » ou un « Mon Dieu », histoire de donner dans le sérieux). Une telle simulation pendant seize ans ! Mais pourquoi, Abigail ?
— Pour vivre, répond-elle.
Là-haut, la Dolorosa éclate de rire. On n’entend pas son rire à cause des moteurs mais elle paraît à la fiesta, la greluse. Oh ! charogne, ce qu’elle doit y aller au radada quand un loustic la botte ! Je suis confusément mortifié de l’avoir laissée insensible avec mes vannes d’approche, ce matin. Mon charme n’a pas opéré sur elle ; belle leçon d’humilité. Nous autres, matous, on est cons d’orgueil mal placé. On marche à côté de nos pompes à cause de lui. Toujours à s’attacher au superficiel, vu que l’orgueil ne s’intéresse qu’à ça.
Le beau gosse aux Pall Mall garde son self-contrôle. Lui, il doit sélectionner ses conquêtes. Il déboule sur une plage, ça se met à grouiller comme un banc de harengs autour de lui et il choisit les pièces qui lui conviennent. Y a des gus de ce tonneau, rouleurs guindés, sûrs d’eux, de leurs gueugueules et bibites. Des qui n’ont jamais entendu causer de la mort et qui sont certains que ça va durer toujours, leurs beaux mouvements d’épaules, de torse, de menton et de reins. Tant mieux, tous mes compliments.