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Je me file à plat ventre.

— Tenez-vous dans ma position, Abigail, afin que nous puissions parler sans être vus.

Elle se place sur le côté, face à moi. On a nos yeux à douze centimètres de distance.

— Vous vous estimez en danger de mort ? demandé-je.

— Plus maintenant, puisqu’on me croit inconsciente.

— Vous n’avez jamais dit la vérité à personne ?

— Jamais.

— En ce cas, pourquoi vous confiez-vous à moi ?

— Parce que j’ai confiance, justement.

— J’entends bien, mais pourquoi moi ?

— Parce que je sais qui vous êtes et ce qu’on attend de vous. Et surtout, surtout, parce que je ne peux plus attendre ; mon père se fait vieux et quand il ne sera plus là, je disparaîtrai.

— Mais pourquoi diable ne lui avez-vous pas parlé, à lui ?

Elle ne répond rien. J’insiste du regard. Elle se tait toujours. Alors je lui donne un baiser. Elle ferme les yeux. Quand elle les rouvre, elle soupire :

— Vous ressemblez terriblement à Jimmy. Surtout avec la moustache.

— Il ne portait pas de moustache.

— Si, peu de temps avant sa mort, il se l’était laissé pousser à ma demande et ça lui allait très bien…

— Elle va toujours bien aux Italiens, c’est l’un des rares peuples qui peut se permettre ça, avec les Turcs dans un autre style.

Elle sourit. Tu verrais cette transformation quand elle s’éclaire. Son visage y gagne cent pour cent en charme. On voit pétiller son intelligence. Je suis abasourdi par la performance que représentent seize années de constante simulation. Exceptés quelques criminels endurcis voulant se faire transférer de la prison au cabanon, je ne connais personne qui soit capable de s’abstraire à ce point du quotidien. Vivre constamment en marge du réel, année après année, quand on est une merveilleuse jeune femme pleine d’ardeur et d’esprit, voilà qui constitue un crime de lèse-nature. C’est sacrilège, je trouve.

Il est vrai qu’elle a dû être traumatisée par la mort de son amant.

— Vous ne voulez pas me dire la raison qui vous a retenu de vous confier à M. Meredith ?

— Je préfère pas.

— Vous n’avez pas eu pitié de son cœur de père ?

— Papa n’a aucun cœur. Il mourra sans savoir ce que c’est !

Oh ! pardon… Je flaire un Himalaya de rancune. Peut-être même de haine éperdue. Les haines familiales sont les pires parce qu’elles sont inhumaines.

Le mataf à tronche de demeuré se radine vers le bain de soleil et s’assoit à deux pas de nous, sur la rambarde, nous obligeant à la fermer…

Aucune importance : j’ai de quoi réfléchir.

X

THE BELLE

Tu connais les délicieuses photos de David Hamilton ? Ses jeunes filles avec des chapeaux à fleurs et des colombes voleteuses tout autour d’alentour. Un rêve ! Qu’on a déjà trop commercialisé. Un truc marche ? Allez ; hop ! On y va à fond-la-caisse ! Les chansons, les tableaux, les nouilles machins, les Séchelles (de corde), les Suédoises, la moutarde Kigode, le reste. Le déferlement. On te l’impose, le succès, dès qu’il s’amorce, montre le bout de ses longues oreilles. Ils sont tous à le guetter, la brigade des rabatteurs. Ils pressentent un tube possible, vite ils pressent dessus. C’est Hiroshima au niveau publicité. Ça bourre à bloc ! Le palais de la défonce ! L’Hamilton si joli, ils nous l’ont filé jusque dans les gogues en posters délicats… Ses exquises petites branleuses pâlottes comme sur les tableaux de Delvaux, les ravissantes qui semblent se soucier davantage d’escarpolette que de chibre bien monté, capelines de paille, ruban, printemps, la lyre, lulure… Plein partout, frivolitas du bout des doigts, que dis-je : du seul médius. Songe d’une nuit d’été. Nous l’ont servi, en long et large, affiches, magazines, cartes postales ; qu’à la fin, t’as la nostalgie de la merde, comme un gars de Denain rêve de ses poussiers à trop se brunir la couenne sous les cocotiers haïtiens.

Moi, je serais l’Hamilton, je photographierais d’urgence autre chose : des locomotives, par exemple ; ou bien des curés, voire des gardiens de la paix. On ne peut pas s’attarder dans la vie, sinon on se corrompt. Et donc, pour t’en revenir, après la baguenaude en mer qu’il n’est rien de plus con, en ce monde, de plus creusement oisif, vide de sens, d’aller fendre le flot pour y brûler des hydrocarbures, empolluer les baies qui contenaient tant de félicité avant les premiers derricks, après cette édifiante virouze atlantique, dis-je, nous sommes rentrés. La Dolorosa, au slip survolté, a prié le cap’tain Malborot Dupaf à prendre un drink. Il a accepté. C’est la nana qui drive la maison de vacances du père Meredith.

— Vous devriez faire un tour dans le parc avec Abigail, m’a-t-elle conseillé.

Ce que j’ai volontiers.

Le drink, mon petit doigt me chuchote qu’ils sont allés l’écluser dans la chambre à Mademoiselle et qu’au moment que je mets sous presse, il lui tresse les poils pubiens avec la langue, l’Alain Gerbaud superluxious.

Si bien que nous voici seuls, la fille Meredith et moi. Je lui ramasse une aile et l’entraîne par les allées fleuries. Elle me suit de sa démarche d’idiote, en traînassant la semelle.

Des oiseaux de couleurs vives remueménagent autour de nous sur les pelouses et dans les buissons. Un vrain coin de paradis-thérèse.

— Reprenons, dis-je, vous désirez fuir et comptez sur mon aide ?

— Oui.

— Où souhaitez-vous aller ?

— Le plus loin possible. En Europe, par exemple.

— Facile à dire : il vous faudrait des papiers.

— J’ai ceux de Dolorosa…

— Comment cela ?

— Petit à petit, je lui ai dérobé des pièces d’identité, je possède maintenant un dossier suffisant.

— Et les photos ? Elle est brun-ardent, vous êtes blond-suave…

— J’ai décoloré les siennes avec du détachant pour la blondir.

— Donc, vous préparez votre fuite de longue date ?

— Evidemment.

— Si je comprends bien, vous désirez disparaître complètement, pour ne jamais réapparaître ?

— Vous comprenez bien.

Son mutisme prolongé, le rôle de débile profond qu’elle a interprété ont donné à son verbe quelque chose de tranchant, de guttural. Ses phrases sont brèves et elle les assène comme on donne des coups de hache. Je devine, dans toute sa personne, quelque chose d’infiniment amer, d’infiniment désespéré, mais aucune résignation. Elle a feint pendant toute une interminable décade, ce qui a affûté sa volonté à l’extrême et lui a permis d’assumer un drame que je devine démesuré.

— Pour s’évaporer, chère Abigail, il vous faudra de l’argent, beaucoup d’argent.

Et tu sais ce qu’elle me répond ? Non, je te jure, y a de quoi se tremper le derrière dans un pot de colle pour, ensuite, s’asseoir sur un édredon crevé.

— Je sais où en trouver, elle rétorque, sans frémir.

Youyouille, caisse à dire ? Se peut-ce ? Donc Martin, le gros Martin prêcheur aurait vu juste ? Ma « mission » se déroule, rectiligne, sans faille ni bavure, en un temps record ?

Seulement atlas (comme dit Béru au lieu de halte là) : tu parles que les joyeux copains me surveillent à la loupe. Tout ce bigntz qu’ils m’ont subi, merde, c’est pas pour me laisser décarrer avec mam’selle Meredith jusqu’à la case trésor, enfouiller l’auber popof que le regretté Fratelli avait planqué.