Y a des cas qu’on peut pas s’imaginer.
Et puisqu’on est sur la question, à propos de ce que je t’ai dit du grand cri sylvestre à Mimi (si je t’emmerde avec mes digressions, file plus loin, là qu’il y a du zef dans les voiles et de l’action à s’en cacher sous la table) faut que je t’entretienne d’un truc que j’ai remarqué à force de pratiquer. La réelle beauté de l’amour, c’est ce cri qu’elles poussent en jouissant, les frangines. Bien peu le réussissent. Les plus malignes, les plus rouées, ne parviennent pas à l’imiter car il est inimitable. Pour être réussi, il doit être sincère. C’est une plainte, tu comprends ? Et elle vient du fond des âges, elle fait penser à des halliers inextricables. Une plainte qui ne peut être contenue et qui exprime une espèce de stupeur incrédule. Une souffrance de bonheur indicible. Oui : il y a de la surprise dans ce gémissement. Les truqueuses ont le bonjour pour trouver le la à un air pareil, tellement secret, tellement beau.
Et voilà, c’est tout. Je voulais juste…
Alors la Dolorosa s’installe au côté de son tringleur d’élite. Et le criss-craft crisse et crafte de toute la puissance de ses deux moteurs. Il paraît voler sur les eaux. Pique vers le large qui est d’une largeur dont tu n’as pas idée dans cette contrée.
Le mataf a fini de rentrer les ballons. Il a de plus en plus l’air glandu, ce gnaf.
Abigail est allongée sur le bain de soleil. Moi, assis à la poupe, je visionne le ciel exquis où s’albatrent des albatros.
Lorsque le marin a terminé sa manœuvre, je lui fais signe que j’ai soif.
Il opine.
— Yes, sir : bourbon, bière, eau minérale ?
— Une bière.
Il fait coulisser la porte de l’habitacle et pénètre dans le salon luxueux.
Je l’y suis.
Il est accroupi dans le réduit kitchenette devant le réfrigérateur bien achalandé. Je lui ajuste une manchette virulente sur la nuque et il s’absente de toute urgence. Je referme le frigo et je ligote le gars à l’aide de cordages qui approfusent dans le logement situé à la proue.
Le tout ne m’a pas pris deux minutes.
Je ressors en sifflotant. Abigail me considère du coin de l’œil. Je lui souris pour la rassurer. Après quoi, je grimpe au poste de pilotage. La mère Dolorosa est en train de fourbir la queue du pilote en tenant sa main en conque au-dessous de son glandoche, comme si elle demandait l’aumône. Ma venue jette un froid. Brandon se remise prestement le sifflet à roulettes et me fait la gueule avec sa nuque. Dolorosa s’efforce de cacher sa gêne sous un sourire enjoué.
— Dites donc, fais-je, ça détale drôlement ce machin. On ne voit déjà presque plus la côte !
Je mate en arrière. Effectivement, une ligne sombre moutonne au ras des flots.
— Si on devait regagner le littoral à la nage, dis-je, on mettrait un sacré bout de temps, non ?
— Des heures, admet Dolorosa…
Pendant qu’elle me répond ça, j’administre une seconde manchette au valeureux capitaine. Mister Surcouf pique des naseaux sur son volant. Je saisis les deux manettes des gaz et baisse le jus à l’extrême, puis je mets au point mort. Le bateau tangue sur les flots bleus, où, à partir de neuf heures, ce soir, viendront se mirer les étoiles.
Ce qu’il y a de chouette avec la Portoricaine (c’est portoricaine qu’elle est, ou bien armoricaine ? Je me rappelle plus, mais on s’en branle, hein, car on va se séparer d’elle incessamment et pour toujours). C’est son calme. Ses yeux béent de surprise, pourtant elle ne manifeste pas.
— Vous devriez poser vos fringues, dis-je, vous seriez plus confortable pour nager.
— Mais…
— Oui ?
— C’est infesté de requins, par ici.
Je rigole.
— Et alors ? Les requins sont moins fumiers que les hommes, vous savez : ils n’attaquent pas sans raison. Si vous en rencontrez un, faites-lui un beau sourire.
Ayant dit, je chope le Viking de la Métro par la ceinture de son grimpant et je le fous à la flotte du haut du poste de pilotage. L’eau le réanime instantanément et il se met à barboter comme un triton.
— A vous, ma gosse, invité-je en commençant à déboutonner son bermuda. Posez ce délicieux machin et plongez !
Elle se laisse dessaper par mes soins éclairés sans réagir.
— Je nage mal, elle dit. Jamais je ne pourrai atteindre la rive.
Je me penche afin de saisir une bouée fixée à la coque du bateau. Elle en profite pour se ruer sur moi, ce que j’escomptais. Il me suffit de compléter son élan d’une bourrade pour qu’elle aille rejoindre le super-blond dans l’onde atlantique.
Galant, je lui lance la bouée.
Ces différentes opérations accomplies, l’Antonio s’installe sur le siège pivotant du pilote et remet la sauce.
On navigue pendant une plombe.
Abigail est toujours allongée sur le bain de soleil capitonné. A croire qu’elle ne s’est rendu compte de rien. Le gars Mézigue pédale tant fort que la puissance du contre-torpilleur le permet, afin de mettre un bon paquet de milles (marins, les plus beaux) entre la maison de campagne de Meredith et nous. Je consulte la carte et la boussole, car tu le sais — Santonio ne perd jamais le nord. Cette heure écoulée, j’estime que nous devons nous trouver à la hauteur d’Atlantic City. En fait de quoi, je me rabats sur la côte. Lorsque cette dernière n’est plus qu’à un mille, je stoppe et détache le canot de secours, en caoutchouc, équipé d’un petit Johnson de trois chevaux.
— Allez, Abigail, à vous de jouer maintenant !
Docile, elle se lève, je l’aide à prendre place à bord de la petite embarcation.
— Vous avez vos papiers ?
— Oui.
— Parfait.
Je me déloque en un clin d’œil, jette mes fringues dans le barlu de caoutchouc.
— Ne bougez pas, je vais vous rejoindre dans quelques minutes.
Un petit tour dans le rouf, histoire de me munir de quelques objets qui peuvent nous être utiles. Je les flanque dans le canot. Puis je retourne au poste de pilotage, oriente le criss-craft vers le large, bloque la direction et enclenche la marche avant. Un peu de gaz, pas trop, et le Sea Star s’en va. Je l’abandonne dans un plongeon impeccable.
Dans la fraction de seconde où je me trouve dans le vide, j’ai le temps de me dire : « Et si la môme Abigail démarrait et te laissait sur place, gros malin ? Toi aussi, pour lors, tu devrais rejoindre la terre ferme à la nage. »
Aussi suis-je presque surpris, ayant refait surface, de la voir actionner la pagaie de secours pour driver le canot dans ma direction.
Je prends place à bord. Le petit moteur tourne rond dès la première sollicitation. On se met à teufteufer en direction de la côte grise et verte qui se dresse devant nous, pas joyeuse pour un dollar.
A suivre[8].
XI
L’EXPULSION
On est arrivé à l’hôtel vers la fin de l’après-midi. Tu nous aurais vus, alors là, je te jure, tu courais chercher ton Kodak-Nikon-Rolleiburnes à péloche ultrasensible, cellule communiste incorporée, eau, gaz, électricité, vue sur la mère Michel qu’a perdu son chat, cette vieille salope ! Et tu nous flashais devant, derrière, de profil, par en dessus et par en dessous. Tant tellement qu’on valait d’impressionner de la gélatine sensibilisée. Moi, vieillard branlant, moustache blanche, cheveux poivre et sel Cérébos, ridé pire que tes couilles, flageolant comme un délicat siège Napoléon III dont se serait servi Bérurier pour changer les ampoules de la maison. Traînant la godasse, soufflant fort, lunetté, baveur. Podagre, rassis, blet en plein. Et elle, la chère Abigail, sévèrement accoutrée, rigide, tirée à quatre-vingts épingles. Non fardée, lunettée aussi. On se pointe donc au Colorado Hôtel. Pourquoi Colorado ? Faut pas chercher à piger. Y a une poésie de l’hostellerie qui fait que dans mon dentier (je veux dire dans le monde entier) les enseignes des usines à dorme correspondent pas à la réalité. Dans le Colorado, y a sûrement des Pennsylvania Hôtel, c’est forcé, fatal, comme y a des hôtels d’Angleterre dans les pays de soleil. Et alors, très bien, t’imagines le tableautin ? Un vieux crabe fourré d’ans, qui gambille sur le grand air de Parkinson.