Il est escorté de sa gouvernante, style britische, la dadame, pincée de partout, que tu ne lui filerais pas un ticket de métro dans la bouche, ni une pièce de cinquante centimes dans la chatte.
Elle explique qu’on m’a recommandé l’air de la mer. Biscotte ma santé, mon asthme.
L’hôtelière est une vieille horreur dans les tons mauves, qui fait cliente de palace du début du siècle, du temps heureux qu’on ne savait pas qu’on allait devenir trop nombreux sur le globe. L’époque qu’on trouvait à garer sa bagnole, tout ça, et où la vue d’un mollet de femme te faisait triquer monstrement.
La vieille fantoche nous gazouille des trucs extrêmement gentils, comme quoi on va être dorlotés, soignés aux oignons. Et puis elle nous propose une suite composée de deux chambres communicantes, avec un dressinge de séparation et chacune sa salle de bains.
Et on y déballe des fringues acquises dans des grandes surfaces. On se fait monter à boire des trucs gazeux. On ferme les portes à double tour. On s’assoit face à face, près d’une cheminée éteinte (on n’a pas branché la prise du feu de bois artificiel qui fait pourtant si joli, si vrai). On se regarde. On est fatigués par la tension nerveuse. Quelle dure journée !
— Vous pensez que nous sommes en sécurité, ici ? demande Abigail.
— Je pense que nous avons fait un maxi pour l’être, mon chou. Il était indispensable que nous nous planquions pendant quelques jours. Nous nous sommes montrés à la gare d’Atlantic City sous nos apparences précédentes, l’employé des billets se souviendra de nous, de même que le porteur que j’ai houspillé sur le quai numéro 4 devant le train pour Washington que nous étions censés prendre, Nos poursuivants ne penseront jamais que nous séjournons sur place. Et s’ils nous cherchent dans le secteur, ils ne seront pas intéressés par un vieux gâteux et son infirmière. Car c’est vous la malade, ne l’oubliez pas, jamais ils ne pourront supposer que les rôles sont inversés.
Elle se détend. Enfin un sourire vient récompenser mon rodéo.
— Merci, murmure-t-elle, vous avez été formidable.
— J’ai droit à une récompense, non ?
— Bien sûr, que désirez-vous ?
Je pourrais répondre « Vous », manière de placer une réplique ajustée, mais j’ai d’autres préoccupances.
— Je désire savoir ce qu’il y a entre votre père et vous, mon petit. J’avoue ne rien piger à vos rapports.
Elle hausse les épaules.
— C’est d’une banalité écœurante, vous savez…
— Dites toujours…
— Eh bien, la fortune de la famille vient de ma mère, tout simplement. Je suis sa seule héritière…
— Donc, la fortune est à vous ?
— Pas encore, car mon père en a l’usufruit, sa vie durant. Je me verrais mal intenter un procès, surtout en étant convaincue d’incapacité mentale. Fredd est un odieux bonhomme qui me hait profondément. S’il ne m’a pas fait tuer, c’est parce que ma mort le laisserait sans le sou.
— Comment cela ?
— Par testament, j’ai tout légué à Jimmy Fratelli ou à ses ayants-droit. Le Vieux est au courant et s’il a tremblé pour ma vie, lors de l’agression, c’est uniquement à cause du fric. Moi morte, son empire s’écroulait et il se retrouvait petit rentier avec ses trains de collection.
— Oui, je pige…
— Il a été frappé par votre ressemblance avec Jimmy. Il a tout de suite compris que quelqu’un vous parachutait dans mon univers pour essayer de ranimer quelque chose dans mon esprit. Alors il a pris les devants et vous a immédiatement jugulé, puis contrôlé, puis enrôlé. On vous a administré des doses massives de sérum de vérité et vous avez raconté votre histoire docilement. Ensuite, on vous a travaillé le subconscient pour vous conditionner, vous rendre prêt à coopérer.
— Dans quel but ?
— Le Vieux espérait que vous réussiriez à m’arracher à ma prostration et envisageait de me faire annuler le testament, en passant par votre canal, comprenez-vous ?
Elle me fixe d’un drôle d’air.
— C’est inouï ce que vous ressemblez à Jimmy. Inouï. Chaque fois que mes yeux se posent sur vous, je ressens comme un courant électrique dans mon cerveau.
Je lui rétorque, ultra sincère :
— Je regrette de ne pas être Fratelli. Pourquoi avoir joué cette comédie ? Vous teniez le couteau par le manche, puisque c’est vous l’héritière.
— Meredith aurait tout fait pour me contraindre à annuler le testament. Tant que Fratelli était là, il n’osait pas. Après l’agression de Central Park, je suis restée un certain temps inconsciente, c’est vrai. Les choses se sont remises en place très lentement. J’ai eu la présence d’esprit de n’en rien laisser paraître. Fredd est un homme qui parle fort. J’entendais tout ce qu’il disait à ses âmes damnées[9] à mon propos. Voyez-vous, parfois, je doute qu’il soit réellement mon père…
Brave petite, va. J’aime son côté Veillée des Chaudières… Georges Ohnet pas mort ! Y a de la pureté dans sa façon de concevoir. De l’innocence. Je lui ferais bien une langue roulée princesse, tiens donc ! Et aussi un petit trot attelé, à la nonchalant qui passe, si tu vois le genre ? Manière de jeter ma gourmette, comme dit le Gravos. Tiens, au fait, qu’est-il devenu, le braquemardeur ? A-t-il repris ses cours de fornication chez Morton ?
On reste un long moment silencieux. Quand un homme et une femme sont assis face à face sans moufter, c’est que des instants se préparent. Des trucs cuisent au bain-marie dans leurs arrière-pensées.
— Nous allons passer combien de temps ici ? Jim…
Elle se mord les lèvres (pas les deux à la fois, ça c’est mon boulot à moi, l’inférieure only).
— Pardon, fait-elle très vite, honteuse de m’avoir appelé Jim.
Je m’approche d’elle et m’agenouille devant ses jambes.
— Je lui ressemble donc tant que cela ? demandé-je.
— Plus encore. Votre vieillissement accentue même le mimétisme.
— Il devait embrasser mieux que moi, non ?
Et alors, t’as deviné, j’approche ma moustache de ses lèvres. Lentement tement tement. En homme talentueux qui ne redoute pas de débander. Surtout ne jamais penser à ça : un conseil que je te donne, p’tit gars.
Mes lèvres sur les siennes. Premier temps. Nos souffles émus s’entrepénètrent. Pas brusquer le mouvement. Je remue les miennes, manière d’écarter les siennes. Le baiser devient plus étanche. Achtung ! la menteuse va bientôt entrer en piste. La voilà partie, la gueusette. Pas en goulue plongeuse qui se pointe comme en palais conquis. Oh que non non ! Mais sournoisement. Elle catimine sur les canines à Loulette, attend que se lève la barrière du péage pour aller folâtrer dans les muqueuses. Voilà ! Merci.
9
Ame damnée, c’est vieillot comme formule, mais rudement fort, je trouve, faut la réhabiliter à tout prix, comme la tronche à Danton, elle en vaut la peine !