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Et brusquement, des buildinges se dressent. Plus patinés que ceux de Sarcelles. Peut-être plus humains, malgré tout.

On ballotte, les Bérurier et moi, dans une immense Chevrolet jaune, comportant une bande que ça représente des damiers noirs et blancs. Le conducteur est un énorme rouquin sans cou, en bras de limouille, dont les manches sont roulées serrées jusqu’à l’épaule. Il sent la cage aux tigres quand le personnel du zoo est en grève. Sa photo figure à l’intérieur du véhicule, au-dessus du compteur, et tu l’envisagerais fort bien sur une affiche de recherche pour meurtre.

Un bras hérissé de poils de cochon passé à l’extérieur, le gus tambourine la carrosserie de son bahut en nasillant des trucs de rhinocéros femelle en gésine.

Berthe regarde autour d’elle, avec les yeux fascinés d’Alice au Pays des merveilles. Elle s’est mise sur son 31, que dis-je : son 69 ! Un tailleur délicat dans les tons rouge pompier, un chemisier dans les teintes vert pomme. Des bijoux de toute beauté, achetés chez Viniprix pour les uns et à Mammouth (Bérurier oblige) pour les autres. Mistress Berthe radine à l’assaut de l’Amérique, intéressée mais nullement effarouchée, sûre de sa beauté, persuadée de son charme, survoltée par sa qualité de Française. Elle écoute couler dans ses veines son sang de petite-fille de Jeanne d’Arc, et de fille de La Fayette. Cette Amérique sur laquelle elle prend pied ressemble, pour elle, à une kermesse où elle compte bien tâter de tous les comptoirs, user de tous les gadgets et se gaver de toutes les popcorneries qui passeront à sa portée.

Pour Bérurier, quant à lui, il s’agit d’une sorte de revoyage de noces sur fond de mission diplomatique. La queue prête à tout, il vient assurer la pérennité du coït français. Il se régalera, certes, mais au bénéfice d’une noble cause.

Il épluche délicatement des peaux mortes cernant son pouce et les consomme comme de menus amuse-gueules. Une apparence de réflexion accordéonne son front d’intellectuel de la pioche.

— Ce qu’j’me demande, fait-il au bout de secondes muettes, c’est qu’j’m’demande pourquoi t’est-ce que tu nous as accompagnés, moi et Berthe, vu qu’ tu viens pas en qualité de démontreur, toi ? Note bien qu’ j’t’reproche pas, au contraire : ça m’fait plaisir de t’avoir av’c nous, mais ça m’intrigue.

L’en vérité, c’est qu’il redoute, le Gros. Il a peur que je ne supervise ses allées et venues, ses faits et gestes, et surtout ses conneries. Il fait l’important devant sa vachasse. Joue les souverains-maîtres et seigneurs, se compose une attitude d’homme d’Etat.

J’hausse les épaules que Ted Lapidus ne rembourre jamais, d’abord parce que ça n’est pas son style, et ensuite parce que les miennes n’en ont pas besoin.

— Ordre du Vieux. Il s’est renseigné à propos des dires de Morton sur l’absence de crimes dans ce bled. C’est un phénomène social qui l’intrigue et il m’a chargé d’étudier la question sur le tas. Il est inimaginable qu’une concentration urbaine de plus de deux cent mille têtes de pipe reste plus calme qu’un aquarium plein de poissons rouges.

— Ah bon, se rassure Mister Braquemé. Donc on n’aura rien à voir les uns av’c l’autre ?

— Pas la moindre interférence entre nos deux missions, Messire.

Il achève de s’auto-consommer. Le taxi roule à présent au fond d’une fosse bordée de gratte-ciel, où le soleil n’a jamais mis le rayon. Le sol est jonché de papiers gras. Les magasins sont médiocres, les poubelles échevelées. Les flics inutiles sont assis sur le bord des trottoirs, lisant des Comics. Des gens de race blanche, d’autres de race noire, vont leurs petits bonshommes de chemin. La circulation est épaisse mais s’effectue à un débit régulier.

C’est l’Amérique haletante, avec son fourmillement d’enseignes lumineuses, son grondement paroxysmique, où les moteurs et la musique se confondent au point que l’on ne sait plus différencier les pistons des uns et de l’autre.

Notre bahut vire sec pour emprunter une rampe qui conduit au porche marmoréen de l’hôtel Madison. Un portier indifférent dans son uniforme bleu à brandebourgs dorés nous regarde descendre nos bagages sans lever le petit doigt, d’ailleurs il s’en cure l’oreille, et c’est son droit vu que la chose en question se nomme auriculaire, ce que j’ai toujours trouvé absolument dégueulasse.

Je cigle le driver, lui attrique un pourliche si copieux qu’il m’en dit merci, ce qui est molto rarissime de la part d’un chauffeur de taxi, surtout américain. Et chacun empoigne sa valoche pour entrer dans le palace.

Quelle n’est pas notre surprise (en anglais pour surprise) en voyant surgir d’un fauteuil clob profond comme une pensée de Pascal (extraite de Pauvre Blaise) notre petit camarade le Dr Philipp Edward J. Morton, mirifique dans un costar de toile blanche et une chemise noire sur le côté avant droit de laquelle un écusson commémoratif représente l’attaque japonaise sur Pearl Harbour.

Il vient à nous, chaleureux comme un haut fourneau, nous pétrissant à qui mieux mieux dextre et sinistre en balançant des interjections, des exclamations et même des postillons comme il est d’usage à Longjumeau.

Pour un peu, il embrasserait les Bérurier que, déjà, il nomme ses chéris chéris. Il ne veut pas que le couple princier s’installe à l’hôtel.

Il entend le garder sous la main, toujours à dispose. Il a sa voiture à deux pas. « Donnez-moi votre valise, chère madame. » Il empare la valoche à Berthe, ce qui permet au Gros de refiler la sienne à son épouse et de partir, les mains aux poches.

Tout cela s’opère en un tourne-disque ; pardon, qu’est-ce que je raconte ? en un tournemain. En deux pots de cuiller à coups, ils ne sont plus là, et Antonio-le-magnifique se retrouve au mitan d’un hall au mauvais goût luxuriant, sa grosse samsonite noire en main, l’air évasif, le cœur serré par il ne sait quelle confuse angoisse, mais beau tout de même, d’une beauté altière, avec ses yeux, son nez, sa bouche, ses deux oreilles, et ses testicules durs comme des noyaux d’avocats.

Prenant son parti de l’incident, San-Antonio se dirige vers l’immense estrade de la réception. Dit qu’il est M. Santantonio de Paris. Qu’une chambre doit lui être réservée. Il dit cela à un grand mec dont la tête est tellement allongée qu’on pourrait en faire deux petites avec. Et voilà que ce con, pas gracieux de vocation, se met à confondre en salamalecs variés, comme quoi bienvenue, et vous avez-t-il fait bon voyage, sir ? La direction vous présente ses compliments et vous a réservé sa meilleure suite (au prochain numéro). Tout ça, bien dans l’obséquiosité la plus carpette. Et les collègues à double tronche se sont levés avec un ensemble parfait pour une courbette d’accueil. Essayez la déférence, comme ils disent à Francinter. Je me sens seigneur, tout soudain. Personnage de marque. Hors classe. Je me dis que si ces gens recevaient notre Saint-Père, le dernier Rockefeller ou sa Grasse Majesté d’Angleterre et banlieue, ils comporteraient pas avec plus d’égards (Faure). Je brinde à la foule, les bénis urbi et orbite, leur distribue quelques dollars en chute libre. On me laisse signer le registre des entrées comme s’il s’agissait du livre d’or de l’Arc de Triomphe. Qu’à peine paraphé, on m’a biché la valoche, deux grooms sont laguche, l’un portant mon bagage, l’autre mon imper, précédés par le chef de réception lui-même suivi d’un péone tenant la clé de l’appartement 12.018. Le cortège se met en marche jusqu’aux ascenseurs. Le chef de réception m’invite à monter dans l’un des six. Il y prend place, seul avec moi, tandis que la piétaille s’engouffre dans un autre. Double-tronche m’annonce qu’il fait un temps splendide, ce dont j’avais cru me rendre compte dès l’atterrissage. Il me répète que le Madison est vachement honoré de m’accueillir, c’est un jour day, pour eux, à marquer d’une opale (seule pierre blanche digne de moi). Il me semble qu’il mouille d’orgueil à m’escorter de la sorte. Son futal gris s’auréole dangereusement. Ce gusman doit connaître des éjaculations précoces, ce qui est toujours déplorable pour sa partenaire, obligée d’attendre un problématique second service pour pouvoir grimper aux rideaux.