— Quand t’es le poulet le plus abruti de Paris, oui. Tu ne piges donc pas que c’était la fille! Elle a essayé cet appel pour vérifier si la voie était libre. Et toi tu lui fournis la preuve que non. Maintenant elle est en cavale!
Gudule apparaît, réparée. Elle croit à un client.
— Monsieur désire?
Bérurier la regarde, de son œil de vieux sanglier pour qui tout ce qui se passe dans les halliers est familier et à qui on ne la fait pas. Il pige le trouble de la dame. Il décèle des indices révélateurs. Alors il se tourne vers moi.
— Tu m’as dit que tu prenais une déposition, mec. Si j’me goure pas, tu la prenais en levrette, ta déposition?
— Je t’en prie!
— Quoi, tu m’en pries! C’est pas aux vieux tendeurs comme mézigue qu’tu vas vendre des capotes anglaises trouées! T’embroquais madame, v’là pourquoi ça n’répondait pas. On est là su l’pied d’guerre et môssieur l’commissaire grimpe au fade baïonnette au canon! Bravo! Y s’fait reluire superbe, le beau ténébral, s’pas, jolie maâme? Notez qu’j’comprends son coup d’tendresse en vous voiliant. La blouse blanche, l’homme ça lu porte aux sens. Et c’qu’a en dessous, j’en f’rais mes choux raves, toute galantine mise à part. V’s’avez pile la pointure idéale. On peut toucher? Just’ s’rend’ compte si on est pas berluré par l’visu. Sans le tastu, des fois, on s’goure. Permettez! Dedieu! Là, c’est le top niveau! Y n’vous resterait pas un brin de fringale, mon p’tit cœur? Je vous garantis qu’la seconde troussée est toujours meilleure. L’tempérament donne à outrance, comprenez-vous? Il puise dans ses réserves. Vous zob tenez la quintessence. D’autant qu’j’sus pas équipé garçonnet, ma colombe. Si vous voudriez abaisser vot’regard de quéqu’degrés, j’vous dessine la chose à travers l’futiau? Non, non, sursautez pas. Y n’s’agite point d’une mitrailleuse lourde. C’est du vrai braque naturel, av’c sa grosse veine bleue et tous ses accessoires. V’s’avez beau êt’ pharmagote et, d’ce fait avoir l’occasion de visionner des nœuds plus souvent qu’à leur tour, j’peux vous dire que des comme çui dont j’ai l’honneur, v’s’en aurez jamais vu et encore moins encaissé. L’deuxième paf d’France, mon trognon. Juste un vieux crabe, l’père Félisque, qui me bat. Mais lui, c’est carrément un monstre! Il marne dans une boîte frivole du quartier des Ecoles. «Félisque le surhomme», y a d’marqué. La taule s’appelle «Le Service Trois-Pièces». On lui attrique mille points par soirée pour déballer son mandrin aux trois séances. Y a une tombola chez les dames. La celle qui gagne a l’droit de lu turluter l’engin. Si elle y arrive, on lui offre une boutanche de champ’. V’nez, vous n’regretterez pas. Tiens, Tonio, j’ai trouvé ça, là-haut, compute, du temps qu’je finis la nuit d’folie à madame.
Il me fourre une poignée de documents extraits de sa vaste poche et, prenant la douce Gudule par le bras, l’entraîne vers l’intérieur. Elle essaie de regimber, de protester, mais la force du taureau est si impétueuse qu’elle doit céder.
Je me dis, en les voyant disparaître, qu’on va finir par se composer une sacrée réputation dans ma brigade. On joue de plus en plus aux gendarmes et aux violeurs, tu ne trouves pas?
Je passe également dans la réserve, qu’inutile de parader dans la pharmacie, tu conviens. Une vieille banquette au cuir crevassé accueille ma lassitude. Posément, j’étudie les pièces que m’a remises Béru. Un contrat d’assurance pour la Renault 5 (ce qui m’en fournit le numéro). Une carte d’identité périmée comportant la photo de la femme Mahékian (très proche en effet du portrait robot). Des documents bancaires indiquant qu’elle est à la tête d’une petite fortune puisque son avoir dépasse le million de francs. Un carnet d’adresses, chichement garni (elle doit avoir peu de fréquentations). De la correspondance avec une certaine Laura Manzardin, Chenil du Grand Lavoir, à Mériflour-le-Bas, 78. Des photos de famille jaunies qui la montrent gamine, avec un couple et une autre petite fille plus âgée qu’elle. Des factures courantes: location, eau, gaz, électricité, téléphone, épicerie, notes de garage, de médecin…
Je pousse la porte du bureau. Image attendrissante de Sa Majesté Alexandre-Benoît Ier, assis sur une chaise, le bénouze et le calbute affaissés sur ses godasses, avec la passive Gudule à califourchon sur lui, bien ancrée et se livrant à une séance de trot anglais qu’il soulage galamment en lui remontant les fesses à deux mains.
Elle a le visage abîmé sur l’épaule du Mastodonte et produit, en respirant, le bruit d’une ancienne locomotive à vapeur attelée à un convoi de cent vingt wagons.
Je m’approche du Mastar, lui chuchote à l’oreille:
— Ne bouscule rien, Gros. Je dois rentrer d’urgence à la Grande Masure, tu prendras un bahut pour me rejoindre.
— Jockey! répond le Renflé.
Et de déployer un regain d’énergie pour activer le fessier altruiste de la chère Gudule.
Je prends une boîte de pastilles Valda en retraversant la pharmacie, mais, honnête jusqu’à l’absurde, laisse à toutes fins utiles un billet de dix pions sur la caisse.
FAIS PAS DANS L’ABSTRAIT!
Le brigadier Poilala, de service cette noye, m’a monté une Thermos de café fort. Mais le caoua, y a que dans les romans américains qu’il requinque les flics fourbus. Son action est illusoire, sa stimulation éphémère. Il te met de la nervouze dans la fatigue, point à la ligne. Tu restes flagada, mon brave. Les paupières de plomb, les reins moulus, l’entendement en arrière-garde. Si t’en écluses trop, il te flanque des palpitations; mais tu demeures vanné et embrumé. Parce que le sommeil, une seule chose peut t’en guérir: la dorme.
Ce que comprenant, je vais m’abattre dans un recoin de mon antre où s’étale un machin éventré qui ressemble au canapé de la mère Récamier. Je m’y pelotonne après avoir éteint la loupiote de la pièce. L’effet est immédiat: chute libre dans le néant. C’est bon. J’oublie Catherine Mahékian et ses turpitudes, Gudule et, son brave cul consentant, la chasse à l’ogresse qui se prépare tous azimuts. Un moment d’oubli, par pitié. Une grande ébrouance dans le schwartz, je Vous conjure humblement, Seigneur. Et le miracle s’opère: j’en écrase.
Dans mon sommeil mal commode, tourmenté, surgissent des lumières et des bruits. Assez faiblards les unes et les autres. Lumière tamisée, bruit craquant de chaise, bruit de paperasses compulsées. Bruit de forte respiration. Je rêve qu’un fauve est tapi dans la pièce, prêt à me bondir sur le colback.
Je «fais avec». Mon épuisement est trop intense pour se montrer difficile et s’accoutume à ces scories.
Quand, soudain, une détonation. Pas sèche, mais comme écrasée, avec des ondes de choc, des prolongements indécis. Aussitôt en alerte, mon sub tente d’en définir l’origine. Pas un revolver, ça. Plutôt une étoffe qui crève et se déchire sur quelque longueur. Ou bien… Oui, j’ai trouvé: un pet de Bérurier! J’en demande humblement pardon à mes lecteurs fragiles (si toutefois il en reste encore, ce qui me surprendrait), mais une loufe de Sa Majesté n’est pareille à aucune autre. Sa violence est unique au monde. Aucun orifice anal ne peut libérer pareille charge d’air comprimé. Mais l’explosion est toujours suivie d’une espèce d’écho modulé qui se perd dans d’obscurs marécages.
D’impressions en sensations, de sensations en pensées, me voilà réveillé. Je dégoupille mes paupières, ce qui m’offre une vue paisible sur Béru, assis au bureau, dans le cercle blafard de la lampe, en train de compulser les paperasses qu’il a dénichées dans l’atelier de «l’ogresse».
Son gros cul monolithique se trémousse sur la chaise. Moi qui connais tout de cet homme remarquable, je prévois qu’un nouveau pet va suivre, et qu’on le pose présentement sur sa rampe de lancement. Effectivement, le deuxième coup de canon fait frémir le siège et un léger nuage soufreux flotte sur le siège.