Sa Majesté sort ses menottes et lui passe un bracelet.
— Couche-toi près de lui, salope! enjoint-il à l’épouse terrorisée.
Elle obtempère. Le Ventripoté passe la chaîne de la menotte entre le pied et le montant de la table basse en bois mastoc, puis fixe la seconde boucle au poignet de Laura Manzardin.
Cela fait, il va fureter dans une desserte, trouve une bouteille de Campari à demi pleine et se laisse quimper sur le canapé. Large rasade du rouge liquide amer. Sa gueule n’est plus racontable, Béru. Au salon des accidents de la route, son stand ferait sensation!
— L’est pas manchot, l’gredin, admet-il en désignant Louis du menton. On sent qu’il a pas appris la tabasse dans les pages roses du dictionnaire.
S’entifle une nouvelle lampée.
— Toujours est-il qu’ça va y coûter un max voies de fête sur un officier de police…
Pendant qu’il se réconforte, buvant du Campari et remâchant des rancœurs, j’explore la maison. Attenant au livinge, se trouve une petite pièce baptisée «Bureau» contenant les fiches et autres pedigrees de tous les cadors du couple. Farfouillant dans les tiroirs avec cette dextérité consommée du poulet en action, je déniche un carnet d’adresses. Ces petits répertoires sont la clé de voûte de nos enquêtes, le gros lot de nos perquises. Une exploration domiciliaire démarre toujours par la main basse sur ces opuscules plus ou moins déplumés et malmenés par de fréquentes manipulations. Assis à la petite table de bois blanc, je compulse le carnet, commençant par la lettre «A» et ne perdant pas une broque de son contenu jusqu’à un certain Zydkine qui clôt la liste.
Après quoi, je rejoins le trio. P’tit Louis est revenu de ses torpeurs cloaqueuses. Il est vachement glauque, je trouve, et sa Ninette maigrichonne a un aspect «Fleur de Misère» qui attendrirait un maquignon.
— On va parler sérieusement, à présent, dis-je en me mettant à califourchon sur une chaise, face à eux. Dis donc, Manzardin, la belle-sœur, vous êtes pas tellement en froid puisqu’elle vous rend visite sans crier gare, au milieu de la nuit?
Le couple ne parle pas. Laura a les cils qui palpitent, mais son julot garde une impassibilité de dur. Sa façon de nous exprimer l’à quel point il nous pisse à la raie.
— Quant à vous, ma chère, continue-je, m’adressant à la môme Crevette, vous saviez donc que votre frangine courait un danger puisque vous lui avez hurlé «Va-t’en! Va-t’en, la police!»
Elle détourne les yeux et reste silencieuse.
— Réponse? insisté-je.
C’est toujours le mutisme.
— Je pense sérieusement que vous venez de foutre les pieds dans une merde qui n’est pas encore décollée de vos godasses, les deux!
Là-dessus, je retourne au bureau pour téléphoner aux autorités compétentes, leur signaler que la R 5 rouge dont ils possèdent le matricule désormais se trouvait, il y a dix minutes dans la région de Neauphle-le-Château. J’aurais dû commencer par là, mais j’ignore pourquoi j’ai hésité à le faire. Si je cherche bien, je pense que dans mon sub, j’ai décidé d’alpaguer l’ogresse moi-même. C’est vraiment la notion du devoir qui me fait lâcher prise.
Je tube ensuite à la concierge de la rue de Rennes et c’est la gentille Mme Bonatout qui répond.
— Commissaire San-Antonio. Allez dire à l’officier de police Pinaud qui doit se trouver encore au sixième qu’il vienne me parler, j’attends.
Elle est dans tous ses états, l’Yvette. «Que vous parlez d’une aventure, madame Macherut! Si on se serait attendu… La police, nous qu’on en fait partie! Quelle nuit infernale, ma pauvre! Mon époux, gazé comme un poilu de quatorze!»
Je rêvasse. Des trucs défilent dans ma caboche. Intéressants, comme toujours. J’ai la songerie plutôt positive, ma pomme. Y a toujours des éléments concrets dans les nuages que je visite.
L’organe asthmatique de la Pine. Il est naze à bloc, l’Ancêtre. Fossilisé de la coiffe autant que du reste.
Il attaque:
— Je sais bien que je me suis sans doute un peu pressé d’appuyer sur cette gâchette, mais, compte tenu de…
— Moule-moi, Fossile. J’ai besoin de toi dans les grandes banlieues. Fais-toi conduire d’urgence à Mériflour-le-Bas, près de Neauphle-le-Château. Tu apercevras ma bagnole stationnée sur la place de l’Eglise. Face à elle, il y a une ruelle, prends-la jusqu’au bout. Chenil du Grand Lavoir, je t’y attends. Si tu n’es pas ici avant une demi-heure, je te pisserai dessus.
Je raccroche et sors pour aller rendre visite aux bergers allemands qui continuent d’aboyer, troublés qu’ils sont par notre présence policière.
Le chenil, on sent que c’est l’œuvre de sa vie, Manzardin. Dans un local où il entreprose la bouffe pour ses ogres, les murs sont tapissés de certificats, de concours canins, de diplômes de dressage, tout ça…
Des cages couvertes partent en étoile de ce local, un peu comme les différents quartiers d’une prison. D’ailleurs n’en est-ce point une? Des travées les longent et, derrière de solides grilles, les clébards fous furax mènent une bacchanale du diable, se jetant contre les barreaux avec des gueules béantes, toutes étincelantes de vilains crocs, et des yeux sulfureux.
Je les passe brièvement en revue. Heureusement pour les habitants de Mériflour-le-Bas que le chenil est à l’écart du pays, sinon ils auraient du mal à roupiller. Je reviens dans le local de distribution. Une grosse balance, des sacs de bio mille, une énorme broyeuse à viande qui pue un peu la charogne bien qu’elle soit impeccablement nettoyée, un congélateur dans lequel sont entreposés des bacs de zinc contenant des tronçons de bidoche dernier choix…
A nouveau je m’arrête de fonctionner pour réfléchir. Le cul sur un sac, je chope ma tête pensante dans mes deux mains de pianiste-manutentionnaire et j’attends. Faut dire que la fatigue pèse lourd. Des envies de plumard me hantent fâcheusement.
Mon regard fait du morse. Hé! dis, je vais pas me mettre à roupiller comme un malpropre au milieu de ce vacarme de clebs en folie!
Alors je me lève. Dans le mouvement, j’avise un éclat brillant au sol. Je vais m’informer et cueille une petite chose brillante, tout écrasée. Cela forme une boulette grosse comme la tête d’un clou. Y a du cuivre, des éclats de verre; difficile à déterminer comme origine. Je place la chose dans un compartiment de mon porte-cartes. Pourquoi ai-je le sentiment que ma trouvaille est importante? A voir!
Je reviens au living.
Bérurier a achevé la boutanche et somnole. Louis tente, mine de rien, de faire passer sa souris maigre entre le pied et l’entretoise de la table.
A mon arrivée, ils s’immobilisent.
— Inutile d’insister, leur dis-je. Si vous aviez un peu de recul, vous comprendriez qu’il n’y a pas la place.
Pourtant, par mesure de précaution, j’emprisonne le poignet libre de Manzardin avec ma paire de poucettes à moi, et fixe l’autre, très classiquement, au tuyau du chauffage central. Cela se fait depuis que le chauffage central existe dans les deux hémisphères et sur les cinq continents, parce que c’est là une recette simple et pratique, donc irremplaçable. Et j’ai beau être un auteur soucieux d’originalité, je vois mal pourquoi j’irais me crever le cul à inventer autre chose puisqu’il n’y a pas mieux.
J’éteins et m’allonge sur le canapé pour tenter d’en écraser. Au bout d’un moment, le couple se met à chuchoter.