— Vos gueules! leur dis-je. Vous parlerez plus tard.
Et je bascule dans la dorme pendant trente-cinq minutes environ, sans toutefois perdre totalement la notion des choses.
Un bruit de voiture m’arrache. Me voici sur mes pattounes. C’est Pinuchet qui se présente, branlant, fumassant, chassieux. Je lui vais au-devant et l’introduis au salon. Lui, jamais étonné, enjambe les Manzardin et va s’asseoir devant la table.
— Tu sais que pour cette affaire de soporifique, Sana, je…
— Arrête de me les briser avec tes bévues de gâteux, César. On n’en parle plus.
Satisfait, il opine.
— J’ai un boulot peinard à te confier. Tu vois ces messieurs-dames, à terre?
— Eh bien?
— Ton boulot consiste à les surveiller. Tu ne leur donnes rien à boire ni à manger, non plus qu’aux cinquante clébards occupant les cages du chenil. S’ils te demandent pour pisser ou le reste, tu les laisses faire dans leurs frocs. Ils sont respectivement la sœur et le beau-frère de la femme que nous recherchons. Quand ils te diront ce qu’ils maquillaient avec elle, tu me préviendras par téléphone, tu as toutes mes coordonnées, y compris celles de ma voiture?
— Oui, naturellement.
— Bravo. S’il y a des appels téléphoniques, tu réponds que tu es un employé et que M. et Mme Manzardin sont partis à des funérailles. S’il y a des visites, tu accueilles les arrivants et tu les vires avec le même motif. Au cas où quelqu’un insisterait, tu lui montres ta carte de flic. Si ces gens se mettent à hurler, je te laisse une bombinette de soporifique, maintenant que tu es passé maître anesthésiste, c’est de la routine pour toi. T’as tout pigé?
— Tout! sermente le noble vieillard.
— Parfait. Naturellement, toi tu vis ta vie ici. Tu te fais du café, des œufs sur le plat s’il y en a. T’es chez toi, mon vieux nœud.
Là, le Louis, il l’a à la caille.
— Ce que vous faites est illégal! s’exclame-t-il.
— Tout à fait illégal, je conviens.
— Je veux un avocat!
— T’en auras un aux assises, grand, promis!
Alors là, ça lui cloue le bec.
Il glapatouille un peu, genre sourd-muet expliquant sa route à un aveugle.
Puis, reprend, mais sans passion:
— Je n’ai rien à me reprocher, je ne suis pour rien dans les agissements de ma belle-sœur. Si ma femme a cru qu’elle était menacée, c’est pas une raison pour…
Il se tait car Béru vient de lui tirer un nouveau penalty dans la théière.
Affalé dans mon burlingue, c’est Béru qui, cette fois, en écrase. Il dort à plat ventre sur le canapé «dégriffé» dont les crins sourdent d’un peu partout, comme l’eau dans un sous-marin salvadorien. Ses cris nocturnes emplissent tout le premier étage. Tu te croirais de nuit dans un zoo. Il y a bien sûr des ronflements, puis des amorces de barrissements, des espèces de glapissements, des blatérations, des feulements avortés, des fouissements, des pets inconscients, nés solitaires du cloaque intestinal de Béru. Il est si organique, le Puissant, que, dans la léthargie momentanée du sommeil, son pauvre cher énorme corps continue un travail interne de volcan faussement assoupi, prêt à cracher, d’un instant à l’autre, lave et merde, gaz pestilentiels et nuées ardentes.
Et moi, stoïque, bien réveillé par l’action, tendu comme Jeanne d’Arc, de me livrer, dans la lumière administrative de ma lampe de bureau à un travail d’horloger, minutieux. Porté par l’instinct, la foi en ma réussite, en mon esprit de déduction…
Naguère je dormais, et Bérurier se trouvait là, explorant les papiers puis, soudain, m’aboyant que nous devions courir sus à ce chenil. Et il avait raison. Maintenant, inversion des rôles, c’est bébé Cadum qui récupère et moi qui m’acharne sur des indices.
Il arrive que l’épuisement, au lieu d’annihiler les facultés, les stimule. Une aurore majestueuse illumine ma nuit. J’agis, mû par une certitude absolue, comme si mes gestes les plus légers m’étaient dictés par une intelligence étrangère à la mienne, mais qui la supplée admirablement.
Armé d’une petite pince d’électricien, je m’efforce de retrouver la forme initiale du minuscule objet brillant que j’ai découvert dans le chenil de Manzardin. De la pointe de l’outil, je cueille un méplat et l’arrondis. Puis je saisis une tige et la détortille, et tout à l’avenant. Peu à peu cela prend «corps» si je puis dire. Je parviens à définir l’objet, sinon à le réintégrer totalement dans son aspect premier. Maintenant, me faut une loupe. Second tiroir à droite. Je me penche, je confronte, je mouille.
Tout s’enchaîne.
Maintenant, seconde partie de mes investigations: les deux carnets d’adresses.
Je les place côte à côte, les lis nom après nom.
Je file ainsi jusqu’au bout, plus rapidement que je ne l’avais estimé. Referme ces deux opuscules.
Suis bien, complet. Presque heureux. C’est beau, la gamberge. Aie du cœur et du chou, et t’accèdes au top niveau. T’es paré pour les grandes manœuvres de l’existence. Sans doute que tu te fais davantage tarter que les cons incompatissants, mais t’as de la différence entre les oreilles, entre les jambes, entre les lignes, les mains, les mots, les poches, les parenthèses, les testicules.
Il me faut immédiatement faire part à quelqu’un de mes trouvailles. N’ai que Bérurier et le brigadier Poilala sous la main. Béru dort, le brigadier n’est au courant de rien. Ils sont aussi cons l’un que l’autre, toutefois Béru possède, lui, le sens de l’enquête.
Donc, va pour le Gros.
— Alexandre-Benoît!
Il balance un jet de vapeur par le nord, puis un autre par le sud, émet un long râle d’agonisant parvenu à son butoir, fait avec sa bouche le bruit d’une fermière d’autrefois confectionnant son beurre à l’aide d’une baratte, lance un cri de Sioux souffrant d’une angine phlegmoneuse, après quoi il soulève des paupières en croco véritable pour exhiber les deux énormes rubis qui lui servent à regarder l’univers.
De nouveau, il agite d’obscures mucosités dans son clapoir en fond de cage à perroquet.
Lentement, une espèce de lueur, qui est peut-être d’entendement, lui monte à la surface. Je laisse s’épandre l’aube sur cette face pour vitrine de charcuterie.
— On est arrivés? grommelle-t-il.
— La prochaine station, réponds-je.
— J’ai failli m’endormir, avoue le Pesant.
— Fais tout de même comme si tu te réveillais.
— Y a du café?
— Non.
— Y a quoi?
— De l’eau au robinet du lavabo.
Il me feule un rot qui plaque ma cravate contre ma poitrine.
— Tézigue, les conneries, c’est à toute heure, hein? ronchonne l’espèce de. Bon, où en sommes-t-on?
— T’as entendu parler de Sherlock Holmes?
— C’est l’héros d’Agrappa Christine?
— Presque. Figure-toi que je lui fais la pige.
— Envoie-toi pas, reste avec nous, on fera un billard.
— Tes idées sont nettes?
— Elles l’seraient plus davantage si j’pouvais m’enquiller un rhum-limonade: trois tiers rhum, un quart limonade… Demande à Poilala, y doit dénicher ça dans son placard; s’il aurait pas la limonade, j’m’en passerais.
Je souscris à sa requête. Effectivement, Poilala possède «ça». Il apporte sans tarder un verre ignoblement souillé par une foultitude de breuvages et de lèvres.
Béru vide la mixture brune cul sec.
— Fameux, dit-il.
Le brigadier explique que son beau-frère travaille aux Antilles dans une distillerie et lui en apporte quelques bonbonnes à chacun de ses voyages annuels. Nous le félicitons d’une telle parenté et je le congédie d’un «merci, à bientôt» sans réplique.