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— Où l’as-tu connu?

— Place de l’Eglise, là qu’on va jouer avec les copains le mercredi aprème. Il est assis sur un banc. Souvent il nous parle. Moi, il m’a pris à la chouette, c’est à cause qu’il m’a prêté son scénar.

— Il n’a jamais essayé de t’entraîner chez lui… ou ailleurs?

— Non, jamais.

— Il vous parle, mais pour vous dire quoi?

— Il nous demande comment ça marche l’école, si on est forts en dissertes, si on a des bonnes amies et si on les touche; des conversations ordinaires, quoi!

— Et pourquoi t’a-t-il passé ce scénario?

— Pour me montrer le genre de films qu’il écrit.

— Tu dois le lui rendre quand?

— C’t’aprème, puisqu’on est mercredi.

— S’il te proposait d’aller avec lui pour acheter des gâteaux ou je ne sais quoi, tu le suivrais?

Toinet me considère avec commisération.

— T’sais bien que non, Antoine, à force que vous me rabâchiez de jamais suiv’ personne, m’man et toi, ce serait malheureux. Et pourtant, tu vois, c’t’un type sympa; tu le connaîtrais, t’aurais confiance.

— Peut-être, admets-je évasivement.

Pour le connaître, je vais le connaître, ce sale coco!

Je me promets, pour commencer, de lui faire manger ses dents, qu’elles soient vraies ou fausses; ensuite on discutera à baston rompu.

Comme le môme reconnaîtrait ma chignole, je la laisse dans ce que Béru appelle «une rue agaçante», et c’est à pinces que je gagne la place de l’Eglise (en anglais The Church Place).

Mon aspect est un peu modifié, histoire de ne pas attirer l’attention du gars Toinet. J’ai sorti de la grosse garde-robe reliquaire du grenier un pardessus de feu papa, forme sac, en tissu pelucheux à carreaux qui me fait ressembler à un lampadaire car il est très large et très court. Une casquette tirée du même endroit sacré, dont la visière me dévale jusqu’aux sourcils; et, pour finir, des lunettes à petite monture de fer et aux verres bleutés.

Ainsi affublé, il serait surprenant que notre adopté me retapisse, surtout pris comme il l’est par l’excitation du jeu.

De loin, je capte un plan général de la place. L’église très «Ile-de-France-Utrillo», dans le fond. Les petits immeubles de meulière occupant les trois autres côtés. Et puis, la place elle-même, avec une demi-douzaine de platanes et quatre bancs. La municipalité a aménagé une «aire de jeux» composée d’un tas de sable truffé de merdes de chiens et d’un toboggan de ciment bleu, vachement écaillé. Malgré la vingtaine de gosses en train de jouer, l’ensemble demeure paisible. L’un des derniers coins de la banlieue de jadis. Presque une carte postale qui n’en finit pas de devenir pâle et grisâtre sur fond de buildings vitreux à carcasses métalliques.

Je prends place sur le banc le plus éloigné des mômes, sors un magazine de ma fouille et fais mine de le lire après avoir percé un trou en son milieu. Toinet a posé le manuscrit de son «scénariste» sur le banc avoisinant le tas de sable, ainsi que son blouson et son cache-nez. La bande donne un remake de Il était une fois la Révolution. Un feu nourri crépite et des chariots attelés de chevaux fous passent à travers la mitraille, pareils à des chars romains héroïquement drivés par des postillons indifférents aux balles.

C’est beau. Les morts tombent. Puis, pas si morts que ça, se relèvent pour reprendre le combat. Toinet est gravement touché par la chevrotine d’un perfide qui vient de lui défourailler dans le dos, le salaud! Il s’effondre dans le sable, tentant encore de dégainer son Colt dans un superbe effort de volonté.

Mais une douce infirmière, qui n’a pas peur des mouches à merde tournoyant au-dessus des étrons épars, vole au secours du héros, sa trousse à la main! Elle crache sur un Kleenex pour désinfecter les horribles plaies du blessé. Celui-ci se laisse panser sans broncher. S’il faut lui couper la jambe, le bras, le thorax, la tête ou la zézette, eh bien soit! Mais faites vite! Le courage, ça n’attend pas. Il serre les dents et glisse sa main d’agonisant entre les jambes de l’infirmière, manière d’aller toucher sa chattounette. Toujours mettre à profit les circonstances. Une occasion négligée, et c’est un morceau de ton destin qui s’effrite.

L’intrépide jeune fille de dix ans ne le rebuffe pas, sachant bien que les derniers désirs d’un mourant sont sacrés.

Juste quand il cherche à enfoncer son médius, elle dit que «Fais gaffe de pas m’écorcher!».

Il objecte qu’on lui a coupé les ongles samedi soir. Alors, elle opère sans se soucier du sang qui bouillonne. Ça y est! Voilà l’éclat d’obus! Regarde! Une capsule de Badoit! T’as ça dans le ventre, ça te gêne pour manger ton quatre-heures, espère!

Elle est bousculée par un cheval emballé, celui du capitaine O’Conor mort sur sa bête et qui demeure en selle, le buste pendant, retenu par les étriers, moi je crois? L’infirmière s’abat sur son blessé. Il lui biche les meules, vite fait.

Et c’est juste à ce moment qu’un gars prend place sur le banc où Toinet a laissé ses effets.

Notre garnement l’aperçoit, surmonte son agonie, dégage son doigt du frifri de l’infirmière, le respire un petit coup, machinalement; puis se redresse et s’écarte du champ de bataille pour rejoindre l’arrivant. Les deux se mettent à discutailler. Toinet rend son script cochon au triste sire; lequel, en échange, lui remet un opuscule illustré. Je sors mon stylo-jumelle d’approche pour mater la brochure. Grossissement: vingt fois. La couverture représente un athlète nu.

L’Antonio se lève et se met en marche, non pas en coupant droit, mais en contournant la place de façon à se pointer par-derrière. Toinet et son grand pote y vont de la menteuse à fond la bave.

Tant tellement que je me la radine sans qu’ils m’eussent subodoré. L’homme est relativement jeune: trente-cinq ans environ. Il porte un imperméable vert à épaulettes. Il est nu-tête. Brun, la chevelure abondante, sur la nuque ça forme comme un début de natte. Il a le bras allongé sur le dossier du banc et, du bout des doigts, caresse le cou de Toinet. Pris par leur converse, le môme ne se gaffe pas de l’attouchement.

Et mézigue, tu verrais ça: un vrai velours.

Cliiinc!

Le gars retire vivement son bras et, ahuri, regarde la paire de menottes qui se balance à son poignet. Il bondit, mais messire Moi-même, je l’abasourdis d’un chtare démoniaque sur l’oreille. Un taquet aussi monumental, t’en restes sourdingue pendant dix minutes, avec des vertiges mutins, voire des chandelles romaines dans les vasistas.

Je profite de son semi-K.-O. pour lui assurer le deuxième bracelet au second poignet.

— Antoine! T’es dingue! s’exclame notre adopté en me reconnaissant enfin.

— Va rejoindre tes potes, môme!

— Mais…

— File, si tu ne veux pas que je te satonne les noix!

Il se décide. La revue que lui a remise son «copain» reste sur le banc. Je m’assois auprès du gars et me mets à la feuilleter. Dedans, on ne trouve que des malabars à frimes pédoques. Des grands blonds sur des motos époustouflantes. Il y a une monstre échancrure dans leur bénouze de cuir et leur sexe s’étale sur le réservoir de la moto. C’est très ornemental.

Je roule la revue pour la glisser dans ma poche.

— On y va? fais-je au mec.

Il pousse une triste frite, l’artiste. Peau blafarde, avec une barbe de quatre ou cinq jours. Le regard fiévreux, les cils farineux, des plis de chaque côté de la bouche.

Je le soulève par le colback et lui imprime l’impulsion de départ d’un coup de genou au bas du dos.

Nous n’échangeons aucune syllabe pendant le long parcours qui nous conduit à la Grande Taule. Mon prisonnier semble résigné à son sort. Il se tient immobile à la place passager, le dos contre la portière, la tête basse, rentrée dans ses épaules.