La voiture, une Range Rover de couleur champagne, prend l’allée de la propriété sans ralentir. Elle tangue un peu en mordant sur la pelouse, ne ralentissant qu’à quelques mètres du garage. Elle freine à mort en faisant gicler des graviers. Un homme petit, avec une tignasse de hérisson et des lunettes, saute de son perchoir et se rend à l’arrière de son véhicule dont il ouvre les deux parties, dont l’une se soulève et l’autre s’abaisse, ce qui est une bonne chose, moi je trouve. Il est obligé de se dresser sur la pointe des pinceaux pour se saisir de ce qu’il y a dans le coffiot de la Range, à savoir une pioche, une bêche et une pelle, plus une paire de bottes vertes en caoutchouc. Il rassemble son fourbi, le biche dans ses bras et se dirige vers un appentis jouxtant le garage et qui sert de remise pour les outils de jardin.
Juste comme il en ressort, la voix de la femme retentit, en provenance du laboratoire dont elle a entrouvert une fenêtre.
— Quentin!
L’homme sursaute.
— Oh! tu es là, je te croyais dans la maison.
Au lieu de s’expliquer elle demande:
— Tu n’as vu personne?
— Où?
— Près d’ici.
— Non.
— Pas de voiture stationnée?
— Mais non. Viens, qu’est-ce que tu fais au labo?
— Je ne peux plus sortir, la serrure a été détruite, de même que celle de la maison. Tu devrais filer, Quentin. Dépêche-toi.
— Mais…
— Un type de la police était là quand je suis rentrée.
— Pourquoi n’as-tu pas mis le signal?
— Mais je l’ai mis!
— Il est éteint!
— Alors l’ampoule est grillée à moins que… Va-t’en, va-t’en vite, mon chéri. Vite!
Il est pas du genre tergiverseur, le docteur Skinézi. Son self-control, tu peux le faire monter sur chevalière en guise de camée.
Il lance:
— Pourquoi veux-tu que je parte, mon amour?
Ça, il le virgule à la cantonade, j’en mettrais ma main dans ta culotte, ma chérie, et celle de ton époux au feu; deux tons plus fort que ce qu’il a balancé jusqu’à présent, tu comprends. Parce qu’il a pigé que nous pouvions très bien être à l’affût et écouter ce qu’ils se disent.
Un tout grand champion de la coiffe, je te parie. Je le visionne dans la sublime clarté lunaire. Sa petite taille, chose curieuse, exalte sa personnalité. Lui aussi porte un imperméable clair.
La gonzesse du labo paraît avoir pigé la tactique car elle n’insiste pas.
Il déclare:
— Je range la voiture. Mais tu as laissé la tienne à la diable.
— Je te demande pardon.
Il pénètre dans le garage et met la brouette de sa bobonne en marche. Je l’entends manœuvrer. Ça dure un bout de temps. Je pige mal. Et quand je comprends, it is trop tard. Ce gueux a placé l’auto de la femme dans le sens de la sortie en la manœuvrant à l’intérieur du garage, et il débouche en trombe. Décrit un zig complété par un zag pour éviter la Range Rover et fonce comme un perdu vers la sortie.
— A toi, Gros! j’hurle.
Mais Sa Majesté n’est pas à la hauteur. Circonstances atténuantes pour lui: la voiture de la grognasse est une petite Mini sûrement archigonflée, ça s’entend au bruit de son moulin.
Sa Majesté se dégage de son buisson et se place en travers de l’allée. Tu crois que ça le déconcerte mister Skinézi? Zob! Gros zobinche! Poilu! Il fonce sur le Mammouth. Alexandre-Benoît fait une esquive de toréador à la retraite. Puis il tire dans les boudins, seulement, dis, le diamètre des roues d’une Mini, comparé à celui de celles d’une Range (si j’ose ainsi charabiater, mais c’est français et t’as rien à dire!).
La petite chignole part comme un pet dans le vent du nord, convoyeur de feuilles mortes. De plus, aidé par l’intense clair de lune, il n’a pas eu besoin d’allumer ses feux. J’entends s’égrener les fortes détonations de la canonnière béruréenne. Tu croirais les vingt et un coups de canon qui saluent la naissance d’un héritier mâle dans une cour royale.
Je fonce jusqu’à ma Maserati. Vrourn! Vrrrraoum! La débinade en trombe. Je passe devant le Mastar sans ralentir, pas perdre deux ou trois secondes à ramasser ce gros sac à merde. Je veux rattraper Skinézi. Coûte que coûte.
Il me le faut! Il est la clé de tout!
Je l’aurai!
La plus grande poursuite de l’Histoire s’engage. Tu peux aller bouffer ta gamelle, je te la raconterai dans une deuxième partie.
DEUXIÈME PARTIE
L’HORREUR AU BOUT DU VOYAGE
FAIS PAS LE CON!
Quand je t’ai signalé que la Mini était gonflée, je restais très au-dessous de la vérité.
Elle est surgonflée! C’est un bolide. Un projectile!
Dans la ligne droite elle me frotte vilain. Il a enfin mis ses feux, le doc, et les deux taches rouges me sèment du poivre moulu. Et pourtant, ma Maserati déménage un brin, espère. Elle ne décoiffe pas: elle scalpe. Je mets la gomme et recolle un peu, juste assez pour me permettre de distinguer la plaque minéralogique du fuyard. J’apprends son numéro par cœur. Je devrais le téléphoner aux gendarmes pour qu’on dresse des barrages, mais un sot orgueil (il l’est toujours) me retient. Ce toubib, je veux me le payer tout seul, y a pas de raison. Alors j’y vais pleins tubes.
Les hectomètres déferlent sur mon cadran, se changent en kilomètres. La conscience du doc doit ressembler à une fosse d’aisance pour qu’il se soit enfui de la sorte, plaquant tout pour se tailler à la désespérée. Je me concentre sur la conduite de ma guinde, ce qui ne m’empêche pas de gamberger. La pensée, à part mourir, tu ne peux rien faire pour la stopper. Et encore, je me demande si la clamsance est vraiment radicale. Moi, j’ai la moulinette farceuse qui, impitoyablement, fonctionne. Y a des moments, je la sens tellement partie à fond de ballon que je la pressens éternelle; en partance pour toujours, avec ou sans ma carcasse sanieuse.
Ma pensée ne me quitte jamais. Que je dorme ou que je baise, elle poursuit sa ronde cosmique. Par moments, elle devient un peu usante, alors je biche un book pour que celle des autres fasse un brin d’intérim.
Tout en drivant éperdument ma chère chignole je fais le point de l’affaire. Les quatre angles… Blérot, la Mahékian, les Manzardin, le docteur Skinézi. Des gens unis par des liens plus ou moins discernables et par des actes inavouables. Blérot dont le papa est soigné dans la clinique du docteur Skinézi… Il racole des petits garçons, ainsi que cette artiste peintre femelle, Catherine Mahékian. Le couple torture les enfants chez Blérot. Les restes des malheureux sont ensuite remis à Manzardin qui les réduit en chair à pâté et les fait bouffer par ses cadors… Et le brave toubib, dans la ronde? Il doit avoir droit à quelque chose pour son labo, j’en suis intimement convaincu.
Et tout à coup, une maille file dans leur effroyable combine. San-Antonio intervient et tout se disloque. Blérot préfère se suicider tout de suite sans avoir à affronter l’enquête. Sa complice démasquée et traquée cherche refuge chez sa sœur. Trop tard: nous sommes là. Il lui reste le doc pour se planquer. Ce dernier biche les chocottes et, aidé de sa partenaire, emmène l’ogresse en lieu sûr. Mais quand il revient, il sort des pelles et une pioche de sa voiture, ainsi que des bottes boueuses… Ce lieu sûr ne serait-il pas une tombe creusée en pleine campagne?
L’intervention de la police chez Skinazi représente un danger si grand qu’il préfère se sauver. Oui, lui, l’honorable directeur de la clinique gérontologique du Val Chanté, voilà qu’il est en cavale comme le premier Mesrine venu!