Je pense à Toinet qui a failli se faire embarquer. S’il n’avait pas son franc-parler avec moi qui l’a incité à me montrer le scénario abject de Blérot, sans doute serait-il dans le réfrigérateur de la rue de Rennes.
Un trou d’air me réveille. L’impression que je vais cracher mon cœur.
Stanislas Gude sourit.
— Dépression parce qu’on survole la mer, commissaire.
— Déjà?
— Vous avez piqué un somme. Vous paraissez fourbu.
— Je n’ai pas dormi depuis lurette; je tiens à coups de petits roupillons volés pendant des temps morts.
— Dur métier que le vôtre.
— Pire, soupiré-je.
Les côtes britiches arrivent à notre rencontre, ourlées de brume légère. Gude s’annonce à Southampton. On lui donne les indications voulues et bientôt on va se poser en douceur sur une piste secondaire. Le temps est un peu moins fringant que chez nous. Il fait beau, certes, mais avec des petites giclettes de pluie ou de bruine — je ne sais trop —,venues d’ailleurs.
Mon nouvel ami, si serviable, se rend au bureau d’accueil pour la paperasserie tandis que je commande un breakfast soigné: œufs frits, avec des saucisses et du bacon. Ça te ragaillardit un continental! Y a que ça de valable, en fait de bouftance chez les Rosbifs, leurs breakfasts.
Ici, c’est pas une charmante hôtesse avec un cul de salopiote qui officie, mais une espèce de rouquin barbu qui pourrait faire la pube d’une marque de bière rousse. Un mec bougon, massif, déplumé du dôme, avec un pantalon noir, une chemise blanche, un gilet écossais dans les tons rouges.
Gude revient, l’air satisfait.
— Je suis tombé sur un copain à moi, dit-il. Il nous préviendra dès que Skinézi s’annoncera.
— Vous paraissez bien certain qu’il va se poser ici, murmuré-je. Peut-être est-il déjà arrivé à destination sur un autre aéro-club français?
Il réfléchit.
— Pas impossible, mais je ne crois pas. Southampton est tellement son itinéraire habituel…
On clape en silence. Un bon coup de bibine pour faire déménager le bacon. Ensuite, on se vote un scotch sec. Le bar s’est rempli. Ça jacasse en anglais. Je note que flegme britannique, mon cul, le brouhaha est aussi intense que chez nous.
Pour tromper la tante (comme disait mon oncle), on ligote les baveux anglais qui racontent bien Lady Di, la mère Thatcher, le cours de la sterlinge et le pétrole de la mer du Nord. Mais je n’arrive pas à fixer mon attention sur ces sujets passionnants.
L’anxiété me broute le moral. Le médecin va-t-il atterrir ici ou pas?
A bout de nerfs, je rejette mon journal, noirci par les caractères anglais, et arpente le bar jusqu’à la porte pour aller respirer un grand coup l’air humide tombant des falaises qui se découpent au loin. Et, putain d’elle, je frémis. Qui vois-je-t-il s’avançant vers le club-house, de sa démarche de petit cow-boy hargneux? Le doc! S’est posaga sans tambour et p’têtre même aussi sans trompette. En tout cas, le soi-disant copain de Gude l’a enfilé de première en ne le prévenant pas comme il l’a promis. Je trace jusqu’au bar.
— Gude! barrez-vous, voilà Skinézi! Passez par-derrière, ou s’il n’existe pas d’autre porte, ce qui serait surprenant, enjambez une fenêtre. Sortez de l’aérodrome et trouvez un taxi à toutes fins utiles, je vous rejoins.
Il s’exécute en trois coups les deux. Pendant qu’il opère, je vais discutailler avec le rouquin embarbé pour lui demander de me changer des piastres françaises contre des livres non dévaluées. Il m’empaille de première, mais j’ai pas le temps de le traiter d’escroc car le docteur pénètre dans la salle et se pointe au bar pour demander à téléphoner. Mon rouquemoute irlandoche (probable) lui balance un nickel et le gars Skinézi passe dans la partie des gogues où, comme chez nous, se trouve également le bigophone.
Je me hâte d’aller aux chiches pour esgourder ce qu’il cause. Heureux que je ne me sois pas montré à lui, cette noye. Peut-être m’a-t-il vaguement aperçu au moment où j’ai bondi de ma planque, mais si vitement qu’il n’a pas eu le temps de mémoriser mon physique de théâtre. Il paraît extrêmement soucieux, nerveux. Un viceloque ayant eu la very good idée de percer un trou dans la porte des chiches pour tenter d’entrevoir le frifri d’une dame (ou le paf d’un gus, qui sait?), je puis, par cet orifice, admirer le personnage pendant qu’il tubophone. Bourré de tics, le doc. Il tord la bouche toutes les quatre secondes et a un mouvement de l’épaule droite comme pour assurer la bretelle d’un sac. Il a le teint blême, avec des espèces de plaques d’un jaune grisâtre sur les joues et le front. Chose étrange, son regard clair paraît sombre au fond de ses orbites très creusées, les lunettes aux verres légèrement teintés renforcent cette impression. Sa tignasse hérissée est d’un châtain grisonnant pas agréable, qui fait négligé.
— Passez-moi le docteur Barnes! demande-t-il en anglais.
Il attend en se bectant des peaux mortes autour des doigts qu’il crache dans ma direction.
— Hello, Edwin? Ici Quentin… A l’aéroport de Southampton… Quelque chose de fâcheux… De très très fâcheux… Je peux prendre un taxi… Vous préférez m’envoyer Mary? Merci, je l’attends… A tout de suite!
Il raccroche et retourne au bar. Bibi fait fonctionner la chasse d’eau dont la musique de source est toujours apaisante. Qu’ensuite de, je sors par la petite porte de service qu’a dû emprunter l’ami Stanislas.
Un bahut noir, haut sur pattes, aussi vieux que l’Angleterre, attend sur le terre-plein près de l’aéroport. A l’intérieur, Gude m’adresse un signe d’extrême intelligence et je vais le rejoindre.
— Merci pour votre aide, lui fais-je. Maintenant vous pouvez rentrer, je passerai vous dédommager dès que je serai de retour.
Il hausse les épaules.
— J’ai ma journée à libre disposition, comme disent les dépliants touristiques et votre affaire me passionne; c’est avec plaisir que je resterais à votre disposition, commissaire, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— D’accord. Pour l’instant, nous attendons une certaine Mary qui va venir récupérer Quentin Skinézi.
A son siège, le chauffeur attend nos instructions en lisant le Daily Cious. C’est un petit mec avec une veste de cuir râpé, une casquette énorme sommée d’un zizounet, et des lunettes de myope.
— Vous l’avez prévenu qu’il devrait poireauter un temps indéterminé? chuchoté-je.
— Soyez tranquille.
— Il n’a rien dit?
— Si, il m’a déclaré que le plus agréable moyen de gagner son bœuf c’est en lisant le journal.
Une vingtaine de broquilles s’écoulent et voilà qu’une petite Morgan verte surgit et pénètre sur le parkinge de l’aérodrome (chef-lieu Valence). Une merveilleuse fille en descend: grande, taille de guêpe, pantalon jean, gros pull blanc, foulard sur ses cheveux roux, besicles à grosse monture blanche. Quand je dis qu’elle en descend, je veux dire qu’elle en bondit, comme une chamoise d’un rocher.
— C’est votre cliente? questionne Gude.
— Pas impossible.
— Seigneur, ce pétard! On en boufferait, non?
— A tous les repas, conviens-je (puisque Stanislas et moi sommes sur la même longueur d’onde et combattons pour la même cause).
Au loin, j’aperçois le doc qui sort du bar et qui adresse à la déesse rousse un grand geste pour lui signifier qu’il arrive.
Elle y répond par un autre geste et l’attend, campée au milieu de l’allée de ciment, les jambes écartées, ce qui donne tout son relief à l’admirable pomme verte qui lui sert de cul.