— Voyez-vous, commissaire, soupire Gude, je comprends le viol dans certains cas.
— Vous avez une forte santé, rigolé-je, car si j’en crois ce que mes yeux m’ont montré il n’y a pas si longtemps, vous vous êtes mis les glandes à jour, tout à l’heure.
— Jamais! proteste Stanislas. Jamais à jour, commissaire. Qu’un sujet comme celui-ci croise ma route et je repars dans les convoitises. La fornication est ma raison d’être. Une fille à peine oblitérée, et me voici à nouveau en position de top départ. Pas vous?
— Il y a de ça.
Je fais coulisser la vitre discrète qui nous isole du conducteur.
— Navré de vous déranger, dis-je, mais on va essayer de débarrasser les roues de votre carrosse des toiles d’araignées qui sont en train de les recouvrir.
— A votre guise, Sir.
— Je vais vous expliquer la manœuvre: commencez à filer. La route est une ligne droite. Roulez doucement. Dans un moment, une Morgan verte vous doublera, ayant un couple à son bord. Dès lors, il ne faudra plus la lâcher, c’est possible?
— C’est possible si la Morgan respecte la limitation de vitesse, Sir. Cela dit, ce que vous me demandez ne me plaît pas beaucoup car je déteste filer mes semblables. Seriez-vous cocu, Sir?
Je lui montre ma carte.
— Non, cher monsieur, simplement je suis contre les trafiquants de drogue qui saccagent notre belle jeunesse d’un côté et de l’autre du Channel, pas vous?
Chez moi, c’est l’instinct, comme toujours! Mais qu’est-ce qui me pousse à balancer des trucs comme ça, au pif, juste comme il le faut, quand il le faut, à qui il le faut?
Le chauffeur a un hennissement de bourrin fouetté.
— Pas à moi qu’il faut poser cette question, Sir! Mon plus jeune frère est dans un asile psychiatrique pour avoir abusé de leur saloperie. Vous savez ce qu’il faudrait faire, Sir? Leur tirer dans la tête.
Il embraye sec et s’éloigne.
— Pas si vite! lui enjoins-je, sinon nous parviendrons à une bifurcation avant qu’ils ne nous aient dépassés.
Malgré son fringant bolide, elle ne cherche pas de rognes aux panneaux de limitation, Mary. Quarante miles à l’heure? Banco! La filocher c’est de la tarte aux quatre fruits (abricots, pommes, fraises, cerises). Tout en manœuvrant sa maison à roulettes, il fulmine, mon taxi-driver. Insulte le couple qu’il tient dans son collimateur, à deux doigts de se convaincre que c’est lui qui a rendu son frangin bargeot en le schnouffant à zéro. Un artiste du volant. Faut voir comment il négocie avec la circulanche. Il est vrai que rien n’est plus maniable comme véhicule que les taxis anglais. C’est moche, carré, énorme, mais ça vire sur place et ça passe n’importe où.
La Morgan contourne Southampton et va prendre la A36 qui mène à Salisbury. Cette voie étant dégagée, elle pousse un peu les feux et tutoie le cent vingt à l’heure. Ça déclenche les imprécations de notre chauffeur qui redoute de la perdre; il y va pied au plancher, le zigus à la gâpette. Voûté, les bras arrondis autour de son large volant, la mâchoire saillante, il surmène son moulin à outrance. Que tant pis si ça casse, il les aura, ces charognards.
De fait, servi par les feux de carrefour, chaque fois il parvient à recoller, le brave garçon.
Et puis voilà que, en plein dans la ligne droite, prend une de ces routes anglaises, délicieuses, bordées de haies. La Morgan y vire en trombe.
— Attendez un peu, garçon! fais-je à notre maestro du champignon. Si vous les collez trop, ils vont s’apercevoir de notre filature.
On laisse aller, tout en s’efforçant de ne pas perdre la petite grenouille verte des yeux. Quand elle n’est plus qu’un point à l’horizon, on s’élance.
L’endroit est délicieux, d’une verdoyance qui donne à penser sur la baille qui doit vaser dans ce bled au cours d’une année! Espère, c’est pas le Sahara (comme dirait Bernhardt)! De belles demeures se succèdent, avec d’immenses parcs, du lierre jusque sous les bras, des perrons, des tourelles, de la brique, des allées cavalières…
Mon bahutier envoie un peu plus de sauce car la Morgan a disparu de notre champ visuel. Il fonce, tombeau ouvert.
— Là! hurle soudain Stanislas.
Le conducteur pile et on fait une grosse bise à la vitre de séparation.
— Je viens de la voir dans une cour de ferme, déclare Gude en tamponnant son pif meurtri avec sa pochette.
— Continuez de rouler encore, l’ami!
Notre docile auxiliaire obtempère.
— Une grande ferme arrangée, ils descendaient de la voiture.
Le raisin dégouline à travers la pochette car il s’est mis un méchant chtard. Au bout d’un mile, on retrouve la pleine campagne. Y a des chênes, des pâtures… Des moutons. Vachement pastoral. Manque plus qu’une gonzesse en robe à panier sur une escarpolette (elle a des escarres, Paulette), et t’as le bioutifoule tableautin dix-huitième angliche.
La route étroite devient chemin pierreux à ornières.
— Stop! murmuré-je.
Le mec se range sous un chêne. Me reste plus qu’à rendre la justice. Et maintenant? C’est exaltant, une poursuite. Voilà des heures que je le course, ce salaud. Bon, le voici à destination, alors? Hein, gros malin de Sana, alors? Tu fais quoi, à présent? T’es à l’étranger et dans un pays où l’on ne chicane pas avec the law. Jouer les gros brandillons? Tu parles! Pourtant, je dois décider. Qu’en plus, mes deux compagnons me scrutent du coin de la prunelle. Je vais avoir l’air d’un gland, moi, sous mon chêne, si je barguigne trop longtemps. Un chef, pour rester chef, il doit s’imposer par ses promptes décisions.
— Vous avez vraiment la journée à me consacrer, monsieur Gude?
— Et même la nuit, malgré la petite pétroleuse avec qui j’ai rendez-vous au Fouquet’s, à vingt heures; mais je peux lui poser un lapin car, en y réfléchissant, elle doit baiser comme une seringue.
— On ne va pas garder ce taxi jusqu’à la Saint Trou…
— Non, patron! ricane Gude.
— Tenez, voilà des livres, allez donc louer une bagnole à Salisbury; ensuite vous réglerez le taxi et vous reviendrez me pêcher sous ces chênes.
— Et si Skinézi repart dans l’intervalle?
— Pourquoi repartirait-il? Il vient juste d’arriver au terme d’une sacrée poursuite. Non, je sens qu’il va rester planqué ici pendant un bout de temps.
Je donne une claque dans le dos du chauffeur.
— O.K., fiston! De première, votre coup de volant. Si un jour je quitte la police pour monter une écurie de formule 1, je penserai à vous.
Ils s’en vont. Ce sapin, parole, tu croirais un énorme corbillard.
Mains dans les poches…
Attends, c’est le refrain d’une chanson ancienne. Papa la balançait pendant qu’il bricolait dans notre chaumière.
«Cheveux au vent, mains dans les poches»… Ça me revient.
Je recommence, tout en arquant vers la ferme «Cheveux au vent, mains dans les poches…» Et ensuite? Je coince. Tant pis. Tout ça pour cacher l’angoisse qui me grimpe depuis les pinceaux jusqu’aux roubignolles. Mon «Et alors, gros malin?» continue de planer au-dessus de moi tel un vol de corbaques.
Bon, à pied d’œuvre. Docteur Skinézi est là, à mille mètres. Non, maintenant, à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Puis, à neuf cent quatre-vingt-dix-huit, et tout de suite à…
Je me vois sonnant à la lourde du docteur Edwin Barnes:
«— Mande pardon, je voudrais parler au docteur Quentin Skinézi por favor…»
Ça donnerait quoi?