Je continue d’avancer sur la route pittoresque. Revoici les grandes demeures, les parcs aux arbres vénérables (toujours, dans les beaux livres bien tenus, comme celui-là: des arbres vénérables, tu noteras; importants, les clichés: ce sont eux qui donnent un look à ta prose, la font ressembler à un hôtel cinq z’étoiles ou à une pissotière négligée, selon), des murs drapés (oublie pas non plus drapé si tu veux faire écrivain sérieux) de lierre aux «feuilles vernissées», des massifs de fleurs, des… et puis merde, continue tout seul la compofranc, je t’attends là.
Je parviens de mon pas de chasseur alpin (arme d’élite où mon vieux s’illustra) au niveau de la ferme dont m’a parlé Stanislas. Ferme? Oui, peut-être, mais tu parles d’un monument classé! Elle étale ses mille mètres carrés couverts dans un «U» majuscule somptueux et, également, drapé de lierre sombre aux feuilles vernissées, parole! Une crèche de cette importance, tu peux carrément la qualifier de château, Marchais te flanquera pas sa main sur la gueule. Et Pilsuski non plus!
Je mate en loucedé, à la dérobade. Avise la Morgan devant l’entrée, avec Mary qui sort et monte dedans, probablement pour la remiser au garage.
Je passe sans marquer le moindre ralentissement. Doit y avoir un trèpe noir en activité dans une pareille masure. Faut larbiner grand pour l’entretenir.
Alors, Santonio de mes ravissantes et énormes deux, tu décides quoi? Tu reprends l’autobus pour Saint-Cloud ou tu te fais cuire une panse de brebis farcie? T’es au fond de la nasse, mec. Je t’ai connu plus actif, cérébralement. C’est la fatigue accumuloncée ou bien?
Un ronflement rageur.
Coup de périscope arrière. Tiens, non, elle menait pas sa voiturette à la niche, mais repart en course.
Moi, tu me changeras jamais: chasse le naturel et j’arrive au galop. T’attends Grouchy et c’est le Tantonio qu’arrive.
J’entends la tire dans mes endosses. Elle va pour augmenter l’allure après avoir repassé l’entrée, et voilà-t-il pas que je me tords intentionnellement la cheville au moment où elle me double! Tu sais que ça peut être dangereux? La preuve: j’embarde et pars en embardée admirablement feinte et contrôlée. J’emplafonne le capot du petit monstre. La courroie de cuir dont il est sanglé (vaut mieux être sanglé que sans gland) me râpe le bassin aquitain. Le choc me propulse de côté, et plock! je vais embrasser le goudron anglais qui n’est ni meilleur ni moins bon que le nôtre.
La splendide Mary a freiné, crié (à moins que ce ne soit dans l’ordre inverse, faudrait repasser la bande au ralenti). Sa Morgan, c’est une vraie bête vivante: malgré que le contact soit coupé, elle continue de hoqueter et soubresauter. Je me relève péniblement en me tenant le dos. Ma grimace de douleur doit être réussie: j’en lis l’effet sur le visage de la gonzesse.
Elle retire ses grosses lunettes à monture blanche. Oh! pardon! Elle a raison d’en porter car, derrière, c’est l’éblouissement. Pour bien te faire comprendre, elle ne les met pas pour protéger ses yeux à elle, mais pour épargner ceux des autres, parce que quand t’aperçois ses châsses, t’oublies tout: ton nom, la couleur de la culotte d’Alice Sapritch, la date d’après-demain, la capitale du Zimbabwe, tout, que je te répète! Tu n’y vois que du bleu et du doré! De l’infini, du jamais imaginé. Le paradis, quoi!
Elle met mon éberluage sur le compte de la souffrance et murmure:
— Je suis sincèrement navrée. Vous avez très mal?
— Assez, merci. Mais ce n’est pas votre faute: je me suis tordu le pied au moment où vous passiez, je lui réponds en continuant de grimacer et de me masser les endosses.
— Voulez-vous que j’appelle un docteur?
— Ce ne sera pas la peine; si seulement vous vouliez bien me prendre avec vous jusqu’au prochain arrêt de bus…
— Volontiers; où allez-vous?
— Salisbury.
— J’y vais également, je peux vous déposer.
— Merci.
Je m’enquille dans son baquet, que franchement faudrait un chausse-pied. Ces chignoles c’est jouet tout plein, mais pratique, fume! Ça gronde, ça vibre, t’as le pot d’échappement au ras de l’asphalte et t’es allongé dedans comme dans la baignoire de Marat; mais chaque kilomètre te disjoncte les vertèbres. Faut aimer frimer, aimer le vent et l’odeur d’huile chaude. Sept ans d’attente pour en obtenir une. Les hommes sont cons. Je le savais, le sais un peu plus chaque jour. La preuve au quotidien. La preuve épreuve!
Elle sent bon, Mary. Qu’en plus, ces vibrations me flanquent la godance doucereuse, celle des chemins de fer et des routiers. Titillage de claouis. Un velours! T’as le goumi sans y penser. Brusquement tu te retrouves en compagnie d’un étrange squatter dans ta culotte. Qui se cogne la tronche partout vu que c’est trop bas de plafond dans ta soutane!
En attendant, elle m’emporte à Salisbury. Très bien, bravo. Mais, et après, Santonio de mes chères? Toujours la même question en deux mots. T’arrives à Salisbury, ensuite? Tu demandes mam’zelle Angèle? Celle qui vend des bonnets de coton?
Classe, à la fin! Faut pas que je m’interroge, sinon je paume mes moyens. Le mieux, c’est de me faire confiance. D’agir à l’humeur, au gré de l’impulsion, comme je viens de le faire à l’instant. Ce que mon esprit ne conçoit pas, mes réflexes le discernent parfaitement. Bon, ben alors te gêne pas, l’Antonio: vas-y!
Je sors mon larfouillet pour explorer le compartiment où je range les seringues miniatures contenant quelques millilitres d’un produit soporifique instantané. De plus en plus, dans les cas délicats, je fais appel à la biochimie. J’en possède quatre, à peine grosses comme la moitié d’un compte-gouttes et pourvues d’une aiguille extrêmement fine. Elles sont encastrées dans un papier d’étain avec des pointillés permettant de les séparer facilement.
— Vous n’êtes pas de la région, n’est-ce pas? questionne Mary.
— Non: Suisse.
— J’adore la Suisse.
— Moi aussi…
Et de me mettre à fredonner l’ancien hymne helvétique dont la musique était celle du Goût Suave du Singe: «O monts indépendants, écoutez nos accents, nos libres chants…»
Mine de rien, je prélève une seringue et la débarrasse de son papier.
— Cela vous ennuierait-il de vous arrêter une seconde dans un endroit discret, fais-je. Je suis diabétique et j’ai des crises d’hypoglycémie. Je sens que j’en commence une, consécutive à l’accident.
Elle me répond que, bien sûr naturellement et comment donc cela va de soi, et se présente dans un chemin secondaire. M’arrête derrière un énorme bouquet de noisetiers.
— Ici, cela vous va?
— Admirable!
Je descends de voiture et passe derrière la chignolette. Le pull blanc de Mary bâille dans le dos, au niveau de l’omoplate gauche.
Tcholc! Un geste sec. Elle déguste l’aiguille dans la chère chair. Pression conjointe. Et la miss rousse pique du pif sur son volant avant d’avoir pu se retourner.
Je m’arrange pour la faire passer de la place conducteur à la place passager, ce qui n’est pas du tout fastoche vu l’exiguïté de l’habitacle. Je la fais glisser au mieux et lui cale bien la tronche sur le dossier à l’aide de son écharpe.
En route!
Lorsque j’étais étudiant, j’étais allé passer un mois à Bournemouth pour «me perfectionner en anglais». Qu’en réalité j’étais tombé chez un jeune pasteur dont la femme parlait le français aussi bien qu’elle baisait, ce qui m’avait permis de me vider les roustons sans emplir mon vocabulaire.
C’est là que je pilote peinardos, remettant de temps à autre la tête de Mary en place, pas qu’elle risque de torticoler, la pauvre. Je sais où je vais. Une espèce de camp de concentration pour vacanciers au bord de la mer, sur un brin de lande qui ferait dégueuler un cormoran, tellement qu’il est sinistros. Une vingtaine de bungalows sont disséminés sur un hectare de pelade et cernés — tiens-toi bien — de barbelés, ce qui leur donne un petit air Auschwitz tout ce qu’il y a de fringant. Le loueur de ces masures pour pauvres-cons-j’ai-payé, pas si bête, crèche dans une maisonnette de granit, pas tellement folichonne, mais apparemment confortable. Je vais carillonner à sa lourde. Une grosse baronne traîneuse de savates à semelles de feutre vient m’ouvrir. Je lui raconte que je suis en voyage de noces et que j’ai amené ma jeune femme pour faire plus joyce. Nous voudrions louer un clapier pour nous envoyer au septième ciel à tire-larigot. Bien que ce ne soit pas la saison, elle consent à me louer une cabane bambou. Sa moustache frémit d’excitation. Elle prévient que c’est pas chauffé. Je lui rétorque qu’on essaiera de compenser par des mouvements appropriés. Elle en glousse jusqu’au fin fond de son fibrome, la mère. M’attrique la clé number 9, merci. C’est le bungalow qui domine le mieux la mer. Depuis lui, par temps dégagé, tu peux voir pisser le gardien de phare du cap de La Hague. Elle prévient qu’il faudra pas compter sur le breakfast «en» chambre — son vieux est à l’hosto pour son arthrose de la hanche et elle, elle peut pas se traîner. Autrouducunimportance, la rassuré-je. Elle me retient pour me demander deux livres, ce dont je lui donne. Et précise que, pour le ménage, faudra pas y compter avant la semaine prochaine, mistress Metritt, son employée, est au chevet de sa vieille maman en perdition, dans le Suce Sexe. On le fera nous-mêmes, je rassure. On adore ça. Faire un lit qu’on a défait pour des transports amoureux, n’est-ce pas un prolongement de l’amour? Mon hôtesse dit que si et pleure sur son passé complètement passé. Fin de l’épisode.