— Pas si vous me dites où est Mary! fulmine mon interlopecuteur.
Je hausse mes robustes épaules qui font la joie de mon tailleur et m’approche des deux «hommes de main» improvisés.
— Sortez, les gars! leur jeté-je, et cessez de faire des moulinets avec vos bâtons, sinon vous allez finir par vous blesser ou vous faire blesser.
Qu’à ce discours, imagine-toi, le malabar en chemisette et poils frisés prétend me flanquer un coup de goume dans la poitrine! Bébé rose, va! Rien que mon esquive le laisse pantois. Entraîné par son élan, il décrit un demi-cercle qui le situe dos à moi. Je lui biche sa matraque aussi aisément que tu t’empares du crayon de ta petite nièce de cinq ans lorsqu’elle te dessine un Petit Prince.
Le Syrien veut m’assener à son tour, mais je lui fais le coup de la queue de billard et il prend l’extrémité du manche de pioche dans les dents. Pour commencer il tombe sur son séant et crache trois incisives jaunies par le tabac. Le gros veut alors m’attaquer à poings nus. Il déguste un coup de bâton sur les genoux, ce qui le casse en presque deux, puis un second sur la nuque, ce qui l’endort.
Je vais refermer la lourde après une zieutée dans le couloir où la petite Dolly se tient, réduite aux aguets.
— Deux minutes et je suis à vous, mon enfant! lui lancé-je avant de lourder.
Je reviens vers Barnes.
— Pourquoi perdre du temps avec ces jeux de collégiens, docteur, n’avons-nous pas mieux à faire?
— Ma fille!
— Chaque chose en son temps. Je veux parler à Skinési.
— Il est reparti.
Il m’a balancé ça catégoriquement.
— Pour où?
— Je l’ignore.
— Dommage pour Mary!
Le docteur se dresse. Alors là, c’est franc le Légo vivant de Frankenstein.
Percevant un bruit derrière moi, je me retourne pour faire face au Syrien, lequel a fini d’éternuer ses ratiches et qui tient un couteau.
Connard! Mon bâton (ou plutôt celui de son pote) lancé de main de maître, le chope à la tempe. Et c’est en même temps que lui que je m’écroule. Pas évanoui, étourdi comme par une insolation. Mais c’est pas le mahomet de cette journée grise qui vient de me décoiffer le bulbe, plutôt le gros encrier de cristal style Arts-Déco qui trônait naguère sur le burlingue de Barnes et qui gît, brisé, sur le sol avec du sang à moi sur son couvercle bombé.
Il enchaîne par une piqûre, le toubib. Je voudrais repousser sa seringue, mais l’homme à la chemisette est debout sur mon ventre et le Syrien, debout sur ma main droite. Comme la gauche est repliée sous moi, que ça tourbillonne mochement dans mon caberluche et que je ne me sens pas davantage de force qu’une maman limace venant d’accoucher, je suis forcé d’encaisser sa dose de sirop.
Un délicieux bien-être m’envahit instantanément. Je vadrouille dans de la barbe à papa. Ma volonté s’annihile à la vitesse grande vache. Fait l’impression de me royaumer 2 sur une plage de sable blanc au bord d’une mer d’huile d’olive vierge.
Ces messieurs ne s’encombrent pas de préjugés coûteux. Ils me chopent par les chevilles et me halent dans le hall. Bon, c’est pas grave jusqu’à ce qu’on atteigne un escalier. Mais voilà qu’ensuite ils entreprennent de me le faire dévaler sur le dos. Si je n’étais pas à demi caramélisé, je souffrirais mille morts. Ce sera pour plus tard. On accède à un sous-sol carrelé. On poursuit jusqu’à une double porte que Barnes ouvre avec une clé fixée à son gousset par une chaînette.
Le labo! Immense, d’une clarté aveuglante, avec un assemblage inouï de machines étranges, de tuyauteries nickelées, d’appareils à cadrans produisant des bruits pour film de science-fiction. Les deux péones du médecin se désattellent et m’abandonnent sur le carreau. Ils vont quérir un lit-chariot dans un renfoncement du local et me hissent dessus. Deux sangles épaisses m’y maintiennent. L’une m’emprisonne la poitrine et les bras, l’autre les jambes. Et voilà le boulot, mon Tonio. Niqué sottement. On ne peut pas faire gaffe à tout simultanément.
Le doc t’a bité avec son encrier, tant pis pour ta gueule. Quand sa piqûre aura cessé son effet euphorisant, je vais en roter, espère. Le sang dégouline de mon cuir fendu; chaud, insidieux, il se faufile sous mes fringues. Et puis les meurtrissures de l’escadrin s’ajouteront à celle du coup de parpaing et ce sera la vraie fête des sens, comme on dit chez Shell que j’aime. Non, franchement, je te jure, quand tu mènes une existence pareille, t’as le droit (voire le devoir) de compenser en prenant du bon temps avec toutes les dames qui acceptent de t’en donner. Telle est ma sommaire philosophie. Mais comme il s’agit de la mienne, j’y tiens.
— Merci. A présent, laissez-nous! fait Barnes à ses pieds-nickelés.
Les deux tuméfiés se retiennent pour aller réparer de Sanan l’irréparable outrage. Le doc va tirer le verrou, soucieux de sa complète tranquillité. Moi, je présage rien de fameux.
Il revient à moi et se met à pousser le lit dans un second local. Attaché comme je suis, je ne distingue pas grand-chose d’autre que le plafond pomme à l’huile, pardon, peint à l’huile, qui défile au-dessus de ma tronche fêlée.
Lorsque notre trajet est achevé, je constate que mon chariot se trouve accolé à un autre. Tournant le chef de son côté, j’y aperçois, avec stupeur, le brave Stanislas Gude ligoté comme je le suis moi-même. Son visage est vert, sa bouche blanche.
— Il est mort? demandé-je.
— Pas encore, répond Barnes.
— On peut savoir ce que vous lui avez fait?
— Je l’ai interrogé. Mais c’est un type très secret, doté d’une volonté farouche.
Du fond de mon bien-être artificiel, j’éprouve déjà du tourment. Même quand tu es camé, l’existence te fait tarter. Faut toujours qu’elle la ramène. Alors, c’est quoi, le bonheur? Des instants de plaisir, fulgurants? Une bouffée de joie plus ou moins justifiée? Un paysage, un tableau, une enculade, un sourire d’enfant?… Plouf! La pulsion qui, le temps de compter jusqu’à deux ou trois, t’aura fait sortir de ta peau carcérale. Et puis ça s’évapore comme la buée sur ton pare-brise quand tu branches le dégivreur à bloc. Déjà dissipé, le bonheur. Il est venu se montrer, te faire bander, saliver. Et adios, Ducon!
— Comment se fait-il qu’il soit ici?
— Il essayait de regarder chez moi, après être passé par le verger. Il ignorait que la maison est entourée d’avertisseurs magnétiques.
— Vous avez des projets le concernant?
— Ils dépendront de votre propre comportement.
Je ferme les yeux. Dieu, quelle mollesse coule dans mes veines, comme disait Chimène à sa concierge.
— Qu’avez-vous fait de Mary?
— Des amis s’en occupent.
— Où est-elle?
— Elle ne va pas tarder d’atterrir.
— Où cela?
— Dans le pays où nous avons décidé de la conduire.
— A quelles fins?
Je souris béatement:
— A toutes fins utiles, docteur Barnes.
— Si on ne me la rend pas, je vous détruirai, vous et votre compagnon.
— Et nos chers cadavres, docteur Barnes?
— J’ai un incinérateur très perfectionné, rassurez-vous.
— Ah! bon. Bravo.
A nouveau mon doux regard se voile. Se clôt.
— Donnez-moi votre identité! insiste Barnes.
Mais l’Antonio est dans le cirage.
— Etes-vous un policier ou un truand? hurle le médecin.
Silence complet. Je révulse, mon souffle saccade, je pars, je pars… Et dans mon cœur j’emporterai… le souvenir de tes grands yeux et…