Tu vois, faut lui rendre cette justice, Barnes: c’est un scientifique. Un vrai. Il est cap’ de me filer un encrier sur la margoule, à la désespérée, capable de me médicamenter, tout ça… Mais au plan homme d’action, il a des lagunes, comme disait mon pote le gondolier. Ce genre de type, il lui reste des pointillés partout. Des blancs à remplir dont il n’est même pas conscient.
Ainsi, je vais te dire. Dans cette eau pour cul rance 3, il commet une faute impardonnable, mais que je lui pardonne ultra-volontiers puisqu’elle sert mes intérêts. Tu veux que je te raconte? D’acc, mais on va changer de chapitre, manière d’aérer un peu ce polar qui commence à puer l’écurie.
Dis, ça fait un bout que je tartine à l’intérieur du même.
Prolifique, je veux bien, mais j’aimerais pouvoir tirer à la ligne ma crampe de l’écrivain. Que tu sois Michel Tournier ou ma pomme, une page noircie, c’est une page noircie. A force d’à force, t’as du fadinge dans les membranes. Un pilote de grand jet, il assure pas tout le vol à lui seul. Un nez crivain, si: il reste aux commandes de son chef-d’œuvre bout en bout — Paris-Tokyo! Juste il a le droit de licebroquer à Anchorage, et encore, à condition de pas avoir pris de diurétique avant de partir!
FAIS PAS DE CAUCHEMARS
Ce qui le turlupine, Barnes, c’est mon identité. Ça lui gratte le trou de l’occulte qui je suis. Il se gaffe vaguement que j’appartiens à la Grande Volière, ou plutôt, ce devait être l’intime conviction de Skinézi. Mais mes manières le déplument. Généralement, un poulardin suit la voie officielle, souscrit aux paperasseries et à toute cette chiotterie administrative qui freinent tant tellement les pauvres flics dans leur action. Y a des commissions rogatoires et tout un circus pas croyable. Alors, bon, il veut en avoir le cœur net, bien se rendre compte la nature du danger, le docteur Frankenstein.
Comme je ne lui réponds pas et que j’ai l’air out, il décide d’emparer mes papelards pour vérifier.
Seulement voilà, la sangle de poitrine comprime mon portefeuille. Pas moyen de le piquer sans dégrafer ladite. Et ce nœud volant, c’est là que j’en arrive, scientifique, donc un peu lunaire, il agit sans réfléchir aux conséquences. La sangle devient lâche et moi courageux. Oh! ce qui suit est très simple. Pas de fioritures, de faux-fuyants, de prouesses épiques.
Au moment où il se penche pour glisser sa main à l’intérieur de mon veston Cerruti, je m’offre une détente capitale pour me mettre sur mon séant. Si bien que Barnes déguste mon crâne en pleine poire.
Le véritable coup de bélier pour défoncer les portes de cathédrales ou de châteaux fait au dos.
Ça craque, ça saigne, ça éclabousse. Et puis tout s’achève par un grand badaboum, car le doc, foudroyé, s’écroule au sol.
Un qui perd pas de temps pour se dépêtrer, c’est l’Antonio mignon. Me voici debout près du chariot, tout vaseux de la piqûre et également de mon coup de boule. J’aime bien travailler de la tête, comme tous les intellos. J’ai le vertige. Je m’appuie au chariot, mais étant à roulettes, il ripe et je manque m’affaler sur la grande carcasse du monstre du Loch Ness (et non pas d’Eliott Ness, comme j’en entends qui disent, ces veaux!).
A mains trembillantes, je décapsule une nouvelle seringue mignarde sortie de mon larfouillet. Proutt! Dans le cul du monsieur. Son évanouissement va se muer en sommeil.
Mais au moment où je flèche le toubib, j’ai un sursaut. Magine-toi qu’il s’est pété la tronche, en chutant, l’ordure. Nos lits, à Gude et à moi, se trouvent alignés le long d’un socle dans lequel est scellé un gros appareil genre poumon d’acier. La nuque du docteur a porté sur l’angle du socle et s’est fendue kif une bûche. Y a plein de dégueulasseries qui s’échappent de la plaie béante: ce que les légistes qualifient de «matières cervicales». Qu’une telle abomination nous permette de penser, de trouver le théorème de Pythagore, d’écrire Roméo et Juliette, de peindre la Joconde ou de devenir San-Antonio, voilà qui me trouble infiniment et me rend perplexe. Le rôle de la matière (et de la cervicale en particulier) dans le fonctionnement de l’esprit, donc de l’âme, maintient ancrée en moi une infinie modestie qui jamais ne désarmera.
Or donc, si je fais le point de la situation, je dois dire que le docteur Barnes, l’ami (et complice?) de Skinézi, vient de décéder, que Skinézi est apparemment en fuite, que mon copain Stanislas baigne dans le néant et que je me trouve en très fâcheuse position. Car enfin, il se peut fort bien que le médecin défunt n’ait aucune activité illicite et que j’aie enlevé sa grande fille et provoqué son décès pour du beurre. Vachement impulsif, ton pote le commissaire. Un taureau débouchant dans l’arène et qui fonce sur tout ce qui bronche. Pour couronner le tout, plus le prince de Galles, je viens d’agir dans un pays étranger, sans le moindre mandat. Si même Barnes avait été un homme pis que Jack l’Eventreur, je me trouverais tout aussi bien dans l’illégalité.
Mais Dieu dispose et Santantonio propose. Pas l’heure de me pencher sur mon passif. Je dois agir avec ce que je possède. Et que possédé-je provisoirement? Eh bien, mon ami, le laboratoire du regretté docteur Barnes. Je m’y trouve par la volonté du médecin lui-même et il est allé jusqu’à tirer les verrous pour que nous y fussions plus à notre aise.
Une petite visite s’impose.
Chose curieuse, avant de l’entreprendre, je me sens le cœur battant.
Tu trembles, carcasse? Si tu savais ce que tu vas découvrir tout à l’heure, tu tremblerais bien davantage!
Le sentiment angoissant de ne pas être seul dans le vaste local. Certes, il s’y trouve Gude, mais pourquoi, au fur et à mesure que j’y séjourne, ai-je l’impression de présences confuses, nombreuses, inquiétantes?
Je ne crois pas aux esprits. Sauf au mien, naturellement, qui, tu le sais, se pose un peu là! Et pourtant, je me sens entouré d’un vivant mystère. Dans les films d’épouvante réussis, où tu dragues dans des maisons hantées tu éprouves cette sensation. Les miroirs te regardent, les tentures remuent, des objets se meuvent tout seuls et il se produit d’étranges frôlements.
Je me penche sur Gude. Pas brillant, mon pote. Il aurait dû rester devant son Dubonnet au lieu de jouer les chevaliers Bayard au service de la Rousse. Il a le souffle imperceptible et son teint pomme-pas-mûre ne s’améliore pas. J’essaie de quelques petites claques qui le laissent de marbre. Un rapide examen me permet de découvrir qu’il a pris un terrific coup de goume à la nuque. Il se sera fait torcher par un des sbires de feu Barnes tandis qu’il rôdaillait autour de la maison pour tenter de voir si je m’y trouvais. Si le docteur avait eu l’opportunité de «l’interroger», il aurait appris qui j’étais et ne serait pas revenu sur la question avec moi. Pourvu qu’ils ne lui aient pas carbonisé les cervicales! Lorsque j’ai demandé s’il était mort, le médecin ne m’a-t-il pas répondu «pas encore»?
Je n’ose palper la blessure. Que faire pour lui porter assistance? Mander une ambulance et l’expédier à l’hosto? Mes yeux se posent délicatement sur un appareil téléphonique. Il trône, noir et luisant, au milieu d’un bureau métallique. Des annuaires téléphoniques rangés sur un rayon m’engagent à rameuter les autorités et le corps hospitalier. Seulement je viens de refroidir Barnes. Accidentellement, certes, mais il n’est pas moins vrai qu’il vient de trépasser à cause de moi. Si les perdreaux britiches se la ramènent, je vais être bon pour un bout de moment dans le bouillon Kub, espère.
Et puis quoi, soyons pratiques: Gude est naze ou pas. S’il a les vertèbres émiettées, personne ne peut plus rien pour lui. S’il est seulement traumatisé, il récupérera tout seul. Les plaies au cigare, les concierges du monde entier, te le diront, c’est «ou tout l’un ou tout l’autre».