Alors bon, je décide de non-assister mon prochain et d’examiner d’un peu plus près le vaste labo.
Il ressemble confusément, pour ne pas dire vaguement, à la chambre des machines d’un paquebot. Une chambre des machines où tout serait blanc, propre, chromé, laqué. Il y a ces espèces de poumons d’acier verticaux hérissés de tuyaux et de cadrans, de manettes, de soupapes, de thermostats et autres bordelleries techniques. De gros tuyaux, façon turbines, courent au sol ou au plafond. Le tout fait assez Beaubourg d’esprit.
Près de chaque poumon, se trouve un cadran d’ordinateur sur lequel passent et repassent des chiffres, des formules, des graphiques en vert, orange ou violet. C’est plutôt chatoyant pour l’œil si ça reste incompréhensible pour mon intelligence pourtant nettement au-dessus de la moyenne 4.
Maintenant, que je t’en bonnisse un peu plus dans la décrivance de ces engins. Ils sont pourvus d’une porte à la forme arrondie sur laquelle de chacune (comme dirait le Gros) on a pochoiré un chiffre noir.
L’appareil est animé d’une vibration légère, qui elle-même crée un bruit. Cela fait comme un rasoir électrique en action. Un zonzonnement, un frisson…
Je me trouve devant le bidule marqué «4». Ma tentation est vive d’actionner le poussoir d’ouverture. Mais ne risqué-je pas, ce faisant (comme on cause dans le grand monde), de déclencher une monstre foirade quelque part? Tout paraît tellement minutieux dans ce labo, tellement réglé au poil de zob!
Je suis dans la situasse de la gonzesse à Barbe Bleue qui possédait la clé de l’armoire mais ne devait l’ouvrir sous aucun prétexte. Tu le sais: sa curiosité l’emporta et ce fut la grosse béchamel.
Que ferais-tu à ma place, l’aminche? Tu délourderais? Vraiment? T’as pas peur que je crée la mouscaille? Tu t’en branles parce que c’est moi qu’elle concernerait, moi seul? Merci, c’est gentil. Note que si j’ouvrais pas, je me sentirais bon à lape.
Alors, crac! c’est parti. Déterminé, le drôle! Tu me verrais, sérieux, décidé, précis. Un expert-comptable prenant son quatre-heures dans le coffiot où il le tient au frais.
La porte en demi-cylindre se déclenche. Un système exprès la fait s’écarter. Je recule, pas la prendre dans le minois. Tout de suite, ou presque, je réalise qu’il y en a une deuxième derrière. En verre, celle-là. Un verre épais qui forme loupe, biscotte son cintrage.
Ce que je vois décrocherait ton dentier, briserait la sangle de ton bandage herniaire, fausserait ta minerve, lézarderait ta jambe articulée, dégoupillerait ton pontage et ferait éclater les deux balles de ping-pong qu’on t’a collées comme prothèse pour remplacer tes couilles charançonnées.
Parce que ce que je vois est si horrible que ça me flanque envie de gerbasser sur mes pompes et de licebroquer dans mes hardes.
J’en ai vu d’autres, dis-tu?
Certes.
Mais des pires? Faudra que je rebrousse chemin dans mes histoires, que je les répertorie fond en comble. Mesure leur degré d’affreur, de terriblerie, d’épouvantance. Ce que je visionne à travers le verre bombé, c’est un homme, tu t’en doutes bien déjà, malin comme je t’ai enseigné à l’être. L’horreur, la peur, le chagrin ou l’amour, y a que l’homme pour les inspirer. Le reste est gnognotte, pacote, masque de carnaval. Un animal very féroce, qu’il soit fauve écumant ou serpent archivenimeux, insecte préhistorique ou requin hommenivore, t’en fais ton blaud avec un peu de cran. Tu l’assumes ou le tues. Mais un homme? Un être? Un individu? Il te panique parce qu’il s’agit de toi et que t’en es conscient obscurément. C’est toi qui te grimaces ou te souris par les lèvres et les dents d’un autre. Si bien que tu bandes ou glaglates devant un miroir dressé. L’accidenté crucifié sur la route dans une «mare de sang», c’est toi. Le sublime jeune premier qui roule une pelle bien somptueuse à une déesse hollywoodienne, c’est encore toi. De même que le lépreux dont les chairs partent en lambeaux, ou que mister Rambo, haut flingueur de Jaunes, de Russes et de tout-ce-qui-bronche: toi! Partout! Multiforme, multiface, multifesses. Toi! Vivant ou mort, ou en crevaison perfide: toi. Rutilant ou déchiqueté: toi. Roi, con, martyr, athlète, artiste, génie, scrofuleux, milliardaire, gréviste, vérolé, président, assassin, saint, cocu, tringleur, pédale, enfoiré, cardinal, tête-de-nœud: immensément toi. Toi en moi! En Mitterrand 5, en Louis Pasteur, en Napoléon, en chair, en os, en vers (et contre tout), en Pythagore, en Zapata, en Zavatta, en prime: toi! Toi et moi, toi en émoi! Toit aime oie! Crache! Crache-toi un bon coup, bordel! Tu vas t’étouffer de toi-même, gueux! T’énucléer à force de t’admirer en tout le monde! Défèque-toi, je te conjure!
Vision d’outre-tombe qui impressionne ma mémoire pour mon éternité.
Voilà, faut que je dise. T’attends trop fort. Je te chicane dans des retarderies injustifiées. T’as droit à la vérité malgré ta connerie. Faut rester civique, même que t’es le plus grand romancier de ton village voire le vice-plus grand.
Magine-toi un vieillard minuscule et tellement vieillard qu’il a dû attendre vachement longtemps pour en arriver là. Une patience pareille, youyouille! Y a que Mathusalem. Et encore: je me demande si mon vis-à-vis n’a pas passé le cap des 969 balais, lui!
Il est attaché, nu, par des sangles, à la paroi de la capsule. Une espèce de minerve fixée à la cloison lui tient la tronche rigoureusement immobile. Bon, jusque-là ça boume, tu supportes. Alors contrôle-toi, Eloi, et passons à la suite. La suite, j’suis navré de te l’apprendre, c’est qu’on l’a décalotté, l’ancêtre. Bien proprement. Barnes lui a découpé la boîte crânienne un peu au-dessus des sourcils et des oreilles. T’es en prise directe avec son fourbi tronchard: ses pédoncules cérébraux, son bulbe, son cervelet, sa moelle épinière, ses douze paires de nerfs crâniens et le reste. Des fils minuscules sont branchés dans tous les secteurs de son cerveau. Des tuyaux sont enquillés dans ses narines, on lui a pratiqué une trachéotomie, et puis encore des foules de choses que je réalise pas d’emblée mais que je sens grouiller.
C’est onirique, fou, constipant, flanqueur! Oui, voilà le mot que je cherchais: flanqueur. J’ignore ce qu’il signifie, mais, crois-moi, il convient pile! T’aurais beau te fouiller les méninges, tu ne trouveras pas mieux.
A propos de méninges, celles du vieux, en vitrine, m’assaillent durement la bile. J’ai le pancréas qui tire-bouchonne, le foie en recroquevillance et l’estom’ comme un pébroque roulé. Le plus apocalyptique de l’affaire, c’est que le malheureux est conscient. T’entends, Fernand? Il me voit! Ses yeux sont fixes et menus, éblouis aussi, mais le regard qui s’en dégage perçoit parfaitement.
Oh! l’effroyable, l’insoutenable vision! Que faire? Quel signe adresser à cet être torturé? pourtant, il le faut bien. Cet homme, c’est moi, je te l’ai dit plus haut. A quels sentiments réagit-il encore?
Je domine mon effroi pour lui proposer un sourire blafard. Puis un geste apaisant de la main. Une autre idée me vient. Je vais ramasser le cadavre de Barnes, le traîne devant la porte de verre cintrée. Est-il encore perméable à l’esprit de vengeance, cet être de laboratoire qui ne vit plus que par un faisceau de pulsions électriques, d’injections de produits chimiques? Rien ne passe dans son regard figé.
Alors je repose Barnes au sol et m’écarte de cette espèce de capsule que j’appelais naguère un poumon d’acier.
Dois-je ouvrir une seconde porte? A quoi bon? Si, tu penses vraiment? Bon, mais c’est bien pour te faire plaisir. La capsule no 3 est vide. La 5 contient un autre vieillard dans le même appareillage que le précédent. La boîte crânienne béante. Le cerveau, toute cette fabuleuse et écœurante charognerie de merde qui nous rend pensants et agissants. Là, j’ai pas le courage. Je relourde. Ça suffit! Je peux plus. Je vais craquer.