Tout en droppant, je me fais l’inventaire. Inscrivez zéro en bas de page! Je n’ai ni fric, ni arme, ni papelards sur moi, et pour cause!
Et voilà-t-il pas que Skérazi hèle un taxoche en maraude. Le bahut stoppe à vingt mètres de lui, il s’y engouffre! Je hurle:
— Non! Stop! Arrêtez!
Mais tiens: fume! Le fichtre foutre s’empare de moi. J’arrive à l’hauteur d’un hôtel au moment où Lord Durhin descend de sa Rolls. Il se tourne pour aider sa belle princesse octogénaire à dégorger. Mais moi, d’une cabriole, je me précipilote au côté du chauffeur.
— Enfonce! Et rattrape le taxi qui file, là-bas.
Il est médusé. Je lui flanque mon index et mon médius joints entre les côtes, comme s’il s’agissait du canon d’une arme.
— Vite, ou je tue!
Alors là, il débonde son carrosse, l’aminche! Vraaa vrouam! On déhotte. Lord Durhin tombe sur son cul pour ne pas avoir lâché la portière massive à temps. Sa lorde bascule de la banquette de cuir sur le plancher, quilles en l’air en gazouillant orfraie.
Sans me préoccuper d’elle, j’asticote le chauffeur:
— Mais appuie, bordel! C’est une moissonneuse-batteuse que tu drives là, dis, esclave!
Il balance la sauce. Son bolide n’a pas l’habitude des surmenances avec les deux vieux fossiles qui s’y écaillent les meules. Pourtant, au second carrefour, le taxi que je course est stoppé à un feu rouge.
— Rentre-lui dans le fion! beuglé-je. Vas-y plein pot, Johnny! Plein pot!
Mais ce con, tu parles! Il freine. Ma rogne ne connaît plus de limites. Je lui virgule un coup de saton dans le mollet droit. Qu’ensuite, lorsque son paturon a libéré l’accélérateur, j’écrase le champignon. J’ai un gluck terrible. La Rolls bondit et enfonce l’arrière du taxi. Un char d’assaut pareil, bonjour les dégâts! A l’intérieur du sapin, Skinézi est propulsé dans la vitre qui le sépare du chauffeur. Etourdi, il a pourtant le réflexe d’ouvrir la portière et de se jeter sur la chaussée.
Sonné, il s’enfuit entre les bagnoles stoppées, par sauts de kangourou qui se serait coincé la queue dans la fermeture Eclair de sa poche marsupiale.
Bibi, déjà dehors. J’ai arraché un plaid écossais soigneusement plié entre le chauffeur et moi. Me le noue, façon kilt, à la taille. Je m’élance (d’arrosage) sur les talons hésitants du docteur. Putain d’Adèle, cette poursuite infernale va-t-elle enfin prendre fin? J’avance la main, je le touche déjà. Je sens la toile de son Burburry sous mes doigts.
C’est alors qu’il fait une volte-face. Il a un air terrible, le regard injecté de sang, la bouche tordue, comme dans les films d’épouvante, quand le gentil étudiant se mue en Jack the Killer. Il exécute un geste fulgurant et, aussitôt, je ressens une douleur brûlante. Ce salaud vient de m’enfiler un fort scalpel dans la viandasse, région du cœur, s’il vous plaît!
Dans un cas semblable, ou bien tu t’évanouis, ou bien tu te surpasses. Alors, devine? Bon, tu as compris: je tiens le choc. Skinézi reprend sa fuite, il plonge dans une galerie marchande où des boutiques sont restées éclairées malgré leur fermeture.
Courage, Antoine! Fonce! En chancelant, je pénètre à mon tour dans le passage. Près de l’entrée, il y a un hall d’appareils à sous où des demi-sels londoniens malmènent des juke-boxes avec des airs sauvages de dinamiteros en train de se faire sauter à bord de leur bagnole piégée.
Un regard: plus de toubib. Pourtant, il n’a pas eu le temps matériel de parcourir la longueur de cette galerie! Doit y avoir des portes d’immeubles qui donnent dedans.
J’entreprends l’inspection de cette voie couverte. Des passants pressés l’arpentent. Pas grand trèpe en réalité. Un vieux zig coiffé d’un chapeau haut de forme à poil promène une pancarte dans son dos. J’espère qu’il n’y a pas de cannibales dans le secteur car il est homme-sandwich. Ce qu’il prône, c’est la bière brune «Dark Star». Le dessin représente une chope mousseuse qui me flanque soif.
Je me sens tout cloaqueux du dedans, tout bloqué du côté gauche. Dis: il m’a fait ma fête, Skinézi, on dirait! Au lieu de continuer à le chercher, avec ce ya planté dans mon buffet, je ferais mieux de réclamer un médecin. M’est avis que ça urge. Qu’il se passe des trucs pas gentils dans mon intérieur; les corps étrangers c’est mauvais pour les poumons. Ils renâclent dès que tu leur glisses dix centimètres d’acier dans le mou, ces glandeurs.
Une mollesse me biche. Je suis contraint de m’arrêter. Je m’adosse à un gros bloc métallique peint en rouge et constellé de photos. C’est un photomaton. Il fonctionne. J’entends les clinc… clinc… clinc… de l’appareil en exercice. Des éclairs éblouissants passent par-dessus le rideau. A moins que ma vue ne me joue des tours… Ça chamboule, tournique. Mes jambes cèdent. Je veux pas m’écrouler! Dignité! Self-control! Respect humain! La lyre… Connerie… J’appuie mon front contre la paroi fraîche de la cabine. Tout se brouille, puis redevient clair instantanément.
Un léger bruit, à l’aplomb de mon pif: les photos qui viennent de tomber, toutes fraîches, dans le compartiment en saillie chargé de les recueillir. Je rêve ou quoi? Skinézi! Sa bouille glaciale. Son regard de monstre! Oui, de monstre, j’en rajoute pas, tu peux me croire, l’aminche! Un regard comme t’en vois aux tortionnaires nazis regardant pendre une kyrielle de pauvres juifs décharnés.
Ma pensée enregistre: il est là! S’est planqué dans la cabine. L’a fait fonctionner pour donner le change. Mais il n’en est pas ressorti parce qu’il m’a vu entre les pans mal joints du rideau.
Je suis pris entre la chaleur de la réussite et le froid de la mort fichée dans ma poitrine.
«Il est là! A cinquante centimètres de moi.» Lui, le manipuleur de vies! L’odieux bricoleur de la nature! Il est là. Tapi 10. Et moi je suis démuni, défaillant, sans arme!
Sans arme? Qu’est-ce à dire? Et celle qui me tue et qui fouaille ma chair? Je conjugue tout: courage, énergie, volonté, économies; j’empoigne le manche noir du scalpel et je l’arrache de moi.
Il me semble que tout part avec: mon poumon, mon cœur, mon bras et des chiées d’autres trucs bien vivants.
La suite, petit? Tu pourras la raconter un jour aux enfants que tes meilleurs amis auront faits à ta femme. Ça les fera tenir tranquilles les jours où ta téloche sera en rade.
Santantonio? Héroïque! Superbe! Suprême! L’hagard demeure mais ne se rend pas. Il retient son souffle, l’Antonio. Se campe à la d’Artagnan. Se fend comme un bretteur chevronné. Tout son corps se disloque dans le mouvement. La lame ensanglantée du scalpel (à gâteau) crève la vilaine peluche anglaise (pouah!) du rideau. S’enfonce dans quelque chose d’assez dur, d’assez mou, d’assez…
Je m’écroule, vaincu par la suprêmité de mon nez fort, pardon: de mon effort.
Par-dessous le rideau, j’aperçois en contre-plongée le docteur Skinézi, la tête inclinée de côté. Le manche du scalpel sort de son œil crevé. Dommage: il a dû mourir sur le coup, sans se rendre compte de rien.
Rien de plus étrange que la mécanique. Par instants, elle paraît détenir une vie propre et échapper à la férule humaine. Voilà-t-il pas que l’appareil photographique se déclenche tout seul, sans l’introduction de pennies dans la fente; à l’œil, si je peux ajouter malgré les circonstances.
Clinc… clinc… clinc… clinc…
Quatre éclairs illuminent le visage supplicié.
Le plaid vient de se détacher de ma taille et me voilà à nouveau la bite au vent.
On n’échappe pas à son destin!