Passablement écœuré, j’abandonne l’œuvre misérable de «ma» victime pour continuer mes investigations. Nous larguons le séjour afin de visiter les deux chambres.
L’une est en ordre et baigne dans l’obscurité. «Chambre des parents morts», me dis-je. Le lit haut sur pattes, le crucifix d’ébène, avec sa branchette de buis jauni, la commode, le fauteuil, les descentes de lit. Des photos passées dans des cadres hors d’âge: papa, maman, René-Louis en communiant. Plus un officier d’avant Quatorze, les deux mains sur le pommeau de son épée, l’œil sévère, la moustache tressée, avec une attitude à aller mourir pour la France. Plus petit-bourgeois que cet intérieur, tu meurs. Une odeur douceâtre de vies révolues et de souvenirs vieillissants picote le nez.
— Putain! Ce bordel! s’écrie Alexandre-Benoît qui, impatient, en est déjà à la seconde chambre.
Je l’y rejoins. Le désordre du lieu tranche durement avec la netteté de la pièce que je viens de quitter.
Le mot bordel est faible pour le qualifier, tant il est indescriptible. Les draps du lit-cage sont d’une saleté effroyable, avec des taches en relief, des trous et un fond gris-brun jamais vu.
Une gigantesque garde-robe de noyer occupe un bon quart du local. Une table ancienne, des chaises, des appareils de stéréo: baffles, accrochés dans tous les angles. Des photos punaisées aux murs qui toutes représentent des garçons nus aux sexes vigoureux et en flatteuses postures. Scènes de sodomie, champêtres bien souvent. Beaucoup de motos encore (marque de virilité dépassée).
— Y f’sait en plein dans l’porno, ton zèbre, ricane le Ballonné.
Je ne réponds pas car je suis tombé en arrêt devant un gros crochet scellé dans la cloison, crochet auquel sont fixées des chaînes pourvues de cadenas.
— Qu’est-ce tu mates, l’artiss?
Je lui désigne «l’installation».
— Ça m’fait songer à un instrument d’supplice, note le Sagace.
— C’en est un.
Un grand rectangle de moquette a été placé sous «l’appareil». Et la moquette sombre se trouve crépie de taches plus sombres encore.
— Tu croives qu’y s’payait des séances de flagellance?
— Sans doute!
Sa Majesté me désigne la fenêtre aveuglée d’épais rideaux noirs molletonnés.
— J’ai idée qu’il a dû s’en passer des sévères dans cette turne. Et pis, tu m’renif c’t’odeur?
Il est exact que ça fouette dans la chambre. Pas seulement le confiné et la crasse, les remugles qui nous agressent de plus en plus fortement ont des sources inquiétantes.
— T’as encore noté quéqu’chose, grand? questionne le Ventru. Les murs! Vise: y sont garnis de panneaux à trous, kif que dans les cabines téléphoniques. Comme on a peint par-dessus et collé des flopées de photos, on n’s’en rend compte que quand t’est-ce on possède une intelligence au-dessus d’la moilienne.
Il noue ses deux mains de pianiste sur hauts-fourneaux devant sa braguette surpeuplée, en une attitude de recueillement, telle celle qu’on adopte d’instinct en des solennités.
— J’imagine le topo, murmure-t-il. Les rideaux tirés, la zizique à plein galure; et le gars qui manie le fouet pour prend’son fade. Les victimes pouvaient gueuler leur soûl, avec l’insonotorisation et la stéréotypie, les voisins n’entendaient que pouic!
Il ajoute en tapotant la garde-robe:
— M’est avis qu’on va trouver une drôle d’panoplille, là-d’dans. Y a pas la clé, ouv’av’c ta p’tite connerie!
Ce que je m’empresse de faire.
Surprise: la garde-robe privée de tous rayons contient une armoire métallique laquée blanc.
Nouvelle intervention de mon sésame pour déponner la seconde porte.
Bricolage.
L’ouverture de la porte déclenche un éclairage intérieur, car l’armoire en question est un réfrigérateur.
Et alors, que veux-tu que je te dise: l’horreur! A toute volée!
La répulsion totale, absolue!
In-di-cible!
Quoi encore?
Non, ça suffit. Ma boîte de superlatifs est vide.
Tu sais quoi?
J’ose à peine l’écrire.
Et pourtant! Ne suis-je pas là pour tout te dire?
Dans le frigo, se trouve un corps. Celui d’un petit garçon atrocement mutilé. Il n’a plus de fesses: on voit les os. Plus de cuisses non plus, ni de mollets. Sa pauvre petite figure est grise comme le plâtre d’une bicoque. Ses paupières mal fermées laissent encore échapper un regard horrifié. Sa bouche est tordue par les ultimes cris qu’il a dû pousser. Son torse est creusé de sillons violacés. On a coupé son sexe. On… Non, je ne peux plus, je m’arrête. A quoi bon nomenclater? Se livrer à cet effroyable inventaire?
Nous restons saisis, le Gros et moi. Bras ballants. La lumière du réfrigérateur éclaire le visage anéanti de mon pote, le pétomane de choc.
On ressemble à deux chefs d’Etat devant la dalle sacrée de l’Inconnu du Nord Express. Tu te rappelles la Mite et le chancelier Colle forte à Verdun? Oui? On aurait dit un papa conduisant son petit garçon à l’école. Les symboles, c’est beau à condition d’être équilibrés. Réalisés par Double-Pattes et Patachon, ils deviennent cocasses. Je m’étais fendu la gueule malgré la vibrante Marseillaise. Il est étrange, Ernest. D’une intelligence au-dessus de la moyenne, mais avec des failles. Son coup du Panthéon, d’entrée de mandat: le pied dans l’Histoire, l’autre sur une peau de banane! C’était pas triste non plus. «J’inaugurais» bien de l’avenir, comme dit l’Epais. Je sentais qu’on allait connaître des récrés somptueuses. Du Chaplin à titre-larigot. En fait, y a eu des instants de qualité: des conférences de chefs d’Etat où il mettait ses costards caca-d’oie, des visites protocolaires où il coiffait son sombrero, des passages de troupes en revue où il trottinait avec son veston droit boutonné en forme de 8. Président de la Raie publique, quand tu mesures un mètre cinquante-cinq, faut faire avec! Bon, tu gagnes sur le masque romain. L’autosatisfaction, la constipation, tout ça ça t’aide. Tu pallies. Le râtelier qui fait les pointes, ça grandit tout de même un peu. Mais, là comme ailleurs, là comme toujours, le danger vient des autres: des balaises. Le Président Ricane, le chancelier Colle forte, la mère Taste-chair, faut supporter le face-à-face. Ou alors amener son petit banc Moi, à sa place, je fréquenterais que des Japonais, manière d’en installer et de pouvoir rouler les mécaniques.
Attends, je navigue sur la mer des délires. Faut que je rentre au port de la réalité, comme l’écrit Canuet dans ses souvenirs. T’as vu comme il parchemine, Jeannot, à propos? S’il aurait su, il serait resté jeune.
J’en étais où est-ce?