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Elle respire profond. Les braves gens, un poulaga les interroge, ne serait-ce que comme simples témoins, et ils font vite un complexe de culpabilité. Pour eux, être questionnés équivaut à être soupçonnés.

Heureusement que son ange gardien veille, un ange nommé Bérurier. Il vient d’atteindre la culotte et murmure en caressant le renflement pileux sous le léger tissu:

— Troublez-vous pas, mon petit cœur. Si on vous demande, c’est juste pour savoir; vous craignez rien à répond’ espontanément.

Yvette, éperdue, sent lui revenir le réconfort par cette main exploratrice. D’autant que Sa Majesté très illustre vient de saisir la sienne et de la placer sur son futiau transformé en cirque Barnum depuis un instant.

Elle ne se rend pas encore compte de la nature des choses, la pauvrette. Ce sera pour un peu plus tard.

— Je vous prends la dernière fois… fait-elle.

— Qui remonte à combien?

— La semaine passée.

— Eh bien?

— Bon, c’était samedi, je restais chez moi. Je sors pour monter le courrier et je me casse le nez sur la dame. En me voyant, elle se met à courir vers la rue en criant: «Henri! attends-moi, je ne veux pas que tu galopes sur les trottoirs!»

— Ce qui vous a donné à croire que le gamin l’accompagnait.

— Evidemment.

— Mais vous ne l’avez pas vu?

— Non.

— Et si vous y réfléchissez, chère Yvette Bonatout, vous n’avez jamais vu la dame repartir avec l’enfant?

— En effet, je ne l’ai jamais vue repartir avec le gosse.

Je prends ma tête à deux mains, ferme les yeux pour mieux évoquer le pauvre petit cadavre mutilé dans le frigo de la garde-robe.

— Il y a longtemps que ça durait? finis-je par murmurer.

— Quoi donc, monsieur le commissaire?

— Les visites de cette dame escortée d’un enfant?

— Plus d’une année. Peut-être même deux!

Seigneur! Deux ans! Un vertige me saisit.

— Il vous est, bien entendu, arrivé de regarder l’un des gamins? Je veux dire de lui accorder une certaine attention?

Là, elle fait un peu relâche, l’Yvette.

— La dame passait si rapidement. Et elle était…

Elle n’ose terminer sa phrase qui devait être dans le style «… et elle était si bien fringuée». Les gonzesses, concierges ou archiduchesses aux chemises archi-sèches, tu les connais? Pour elles, les guenilles priment tout. Une toilette qui surgit, elles n’ont d’yeux que pour elle. Les fourrures, les bijoux, ça c’est du vrai spectacle!

— Vous ne sauriez reconnaître l’un des mouflets sur photos?

— Non, je ne pense pas. Surtout que, chaque fois, ils étaient emmitouflés; même l’été… Ça me surprenait d’ailleurs.

Elle a un geste qui expulse pour un instant le médius du Gravos, engagé dans la voie du succès.

— J’ai une idée.

— Disez-la-nous! exhorte l’Enflure.

— Martine, ma fille!

— Alors?

— Un jour, il y a plusieurs mois, elle jouait dans l’escalier lorsque la dame et son petit bonhomme sont arrivés. Elle m’a parlé du gamin: ils s’étaient souri. Elle avait remarqué qu’il louchait.

Je bondis.

— Bravo, Yvette! Ça mérite un café ou toute autre boisson de votre choix car nous allons en avoir pour un bon moment encore.

Elle rosit, s’enfamiliarise.

— Si ça ne vous dérange pas, je préférerais une mominette.

— Béru! ordonné-je, dis à Poilala d’aller nous chercher des consommations au bistrot du coin.

Le Patapouf m’adresse un clin d’œil coquin.

— Tu croives que c’est moi que j’y vais? balance-t-il, polisson jusqu’à l’os.

— Non, je m’en charge, déclaré-je charitablement.

Je sors en pensant à Martine, la fillette de la concierge qui, un jour, a souri à un pauvre petit garçon qu’on menait au sacrifice. Le dernier sourire dans la vie du petit garçon! Va falloir que je dépote tout ça. Je la retrouverai, la complice de Blérot, et je lui ferai payer ses horreurs, qu’elle soit dingue ou réputée saine d’esprit!

Un bruit de locomotive à vapeur très ancienne dans le monumental escalier de pierre. Pinaud émerge des profondeurs, voûté, les pans de son vieil imper écartés, le bitos limoneux rabattu bas sur le mégot.

L’odeur désastreuse de sa moustache en train de cramer se répand dans la Grande Taule.

Il m’avise à sa dernière marche et, contrairement aux habitudes, ne me sourit point.

— Je viens de la conduire à l’hôpital, m’annonce-t-il, tragique; elle me fait des adhérences, on opère demain.

Il s’agit de sa rombière, naturellement.

Elle doit bicher, la vieille! L’hosto, avec ses blocs opératoires, ses salles de réanimation, ses infirmières zélées, constitue son foot, à Mme Pinuche.

— Tu vois, César, lui dis-je, ta bonne femme, je comprends pas qu’on ne lui ait pas encore posé une fermeture Eclair, comme aux housses en plastique; du gosier au thorax, ce serait plus fastoche pour aller batifoler dans ses intérieurs, puisqu’on te l’ouvre quatre ou cinq fois par an!

— Plaisanter d’un tel sujet! Tu n’es pas très charitable, proteste la Délabré. Ma femme est malportante, tu devrais plutôt la plaindre.

— Elle est malportante du bulbe, Papy, et c’est toi que je plains. J’allais commander de quoi boire, qu’est-ce qui t’intéresserait?

— Muscadet! imperturbe l’Ancêtre, instantanément calme.

— Je vais annoncer les couleurs au brigadier Poilala, notre plancton. Une mominette, un muscadet, un grand rouge et une vodka glacée. Poème de Prévert!

Un cri, une protestation plus exactement, s’échappe de mon bureau:

— Oh, non, monsieur l’officier de police! Elle est bien trop grosse! Arrêtez!

A quoi la voix pondérée de l’interpellé rétorque:

— Fais-toi pas d’mouron, Vévette, j’l’aye eu casée dans des moniches moins confortab’qu’la tienne, ma poule! Sûr qu’si on aurait un’noix d’beurre, ça faciliterait l’transit, comme disent les toubibs, mais attends, l’Antonio qu’est coquet comme une pute a un pot d’cirage blanc dans son tireroir, pour briquer ses pompes. Tiens, l’v’là! Hop! Hop! un badigeon espress su’ Coquette et la v’là qui part folâtrer.

— Oh! non, monsieur l’officier de police! Si quelqu’un vient!

Le Gros monte le ton et tonne (à mon intention, œuf corse):

— Là, pas d’danger! San-A., il la tout d’sute pigé qu’j’avais du vague à l’âme pour toi, ma gosse. Non s’l’ment y n’reviendra pas avant qu’on eusse pris not’p’tit fade en catastrophe, mais si ça s’trouve, y monte la garde devant la lourde! Un aminche, c’t’un aminche.

Ce qui succède alors n’est plus que plaintes et craquements.

Je te fais grâce (comme disait Rainier à sa pauvre dame) du reste de l’interrogatoire, long et circonstancié, détaillé à outrance, que je fais subir à Yvette Bonatout après que mon compère, lui a fait subir, lui, les derniers outrages (les meilleurs, soit dit entre nous et la place de la Nation).

J’apprends beaucoup de Blérot, mais vais t’y résumer, pas te faire chier ni t’égarer en verbeuseries superflues. Le vrai romancier ne doit en aucun cas casser les couilles à son lecteur, sinon il tombe dans la catégorie «écrivain» et alors là, bonjour les dégâts!

De notre long entretien, il appert (du verbe apparoir) que René-Louis était un fils de bonne famille. Son père, ancien avocat, finit ses jours dans une maison de retraite; quant à sa maman, elle mourut lorsqu’il était petit garçon. Blérot semblait vivre d’une rente familiale modeste (deux mille francs par mois au dire de la pipelette qui recevait les avis de mandat) et de ses écrits. Cette seconde source de revenus paraissait plus aléatoire; mais enfin, vaille que vaille, il parvenait à faire bouillir sa marmite de célibataire et il était rare qu’il se fasse tirer l’oreille pour régler son terme. La «dame au petit garçon» exceptée, il ne recevait personne. Il devait s’alimenter frugalement, principalement de jambon blanc et de laitages; le yaourt à la pomme constituant sa nourriture d’élection à en juger aux emballages vides qu’il déposait dans la poubelle. Il se chargeait lui-même de faire son ménage. Il donnait l’impression d’être un individu aux mœurs mal définies, courtois, furtif, «habité» par la passion de l’écriture. Il ne possédait pas de voiture et se déplaçait en autobus et en métro.