Tel est le résumé des déclarations d’Yvette Bonatout.
Je la remercie et la prie d’aller attendre un instant dans le couloir où des bancs de bois, cirés par l’usure et l’usage, sont à la disposition des témoins.
Lorsqu’elle est sortie, nous tenons un conseil de guerre, Béru, Pinuche et ma pomme (en anglais my apple).
— Gentille môme, assure le Gros. Quoiqu’elle baise connement. Son gardien de la paix doit la sabrer à la va-vite, comme il dresse ses pévés: un coup pour balancer son képi, un aut’coup pour aller l’ramasser. C’t’enfant a été ratée, j’ai tout à faire. J’y ai pratiqué mon wattman chauve des grands jours, avec calçade en levrette et embrocage cosaque su’l’coin d’ton burlingue, mais elle déguillait mal du fignedé. L’avait les meules pleines d’arrière-pensées.
— Merci pour le rapport sur vos rapports, fais-je, mais sans vouloir te peiner, j’ai d’autres cats à fouetter.
Il rembrunit.
— Envole-toi pas, mec. Y t’arrive d’avoir aussi des parenthèses en cours d’enquête, non?
«D’même qu’on a b’soin de boire un coup quand on marne, on a légalement b’soin d’en tirer un pou’s’dégager la glandaille qu’encombre.»
Je lui accorde satisfaction d’un hochement de tête. Qu’ensuite je dresse un plan de bataille:
— Maintenant, mes amis, il nous faut coûte que coûte démasquer la fille qui venait chez Blérot participer à ses monstrueuses messes noires. Pour cela nous devons taire la mort de ce salaud afin que sa complice continue de le croire vivant. Quelqu’un va planquer chez Blérot jour et nuit après que nous aurons foutu son téléphone en dérangement.
— Pourquoi en dérangement?
— La femme l’appelle probablement pour prendre rendez-vous. Ne l’obtenant pas, elle demandera aux réclamations ce qui se passe. On lui répondra qu’il est en dérangement et alors elle viendra probablement le voir. Du moins, peut-on tabler sur cette hypothèse.
— Elle paraît fondée, déclare gravement Pinuche en rallumant une mèche de ses cheveux même temps que son mégot, car la flamme de son briquet mesure cinquante centimètres de haut.
J’ouvre mon tiroir pour y prendre un paquet de photos représentant des petits garçons.
— Je me suis fait remettre les portraits des mômes ayant disparu dans la région parisienne depuis le début de l’année. Je vais les montrer à la fille d’Yvette pour voir si elle en reconnaîtrait dans le lot.
Là-dessus, je sonne le labo et mande Guillermin, le spécialiste des portraits robots.
— Une urgence pour toi, Francis.
— J’arrive.
Je vais l’attendre dans le couloir, où Yvette se tortille sur son siège, après la monstre troussée éclair du Gros. Elle souhaiterait procéder à des blablutions décongestionnantes. Mais à la Grande Chaumière, nous ne sommes guère outillés pour ce genre de remise à neuf.
Guillermin se pointe, en bras de chemise sale, avec des sandales de cuir qui puent la ménagerie, la barbe de quatre jours et une visière de mica longue de trente centimètres pour protéger sa devanture. Ses poches poitrine sont bourrées de crayons de couleur qui ont dessiné un arc-en-ciel sur la limouille.
— La charmante petite dame que voilà va te décrire une femme, Francis, je veux que tu te surpasses!
— Chaque fois que je travaille, je me surpasse, riposte-t-il, modestement.
Il fait signe à Yvette de le suivre.
— Venez avec moi dans mon antre, ma chérie, et n’ayez pas peur, les filles que je viole enlèvent elles-mêmes leur culotte.
Le couple disparaît. Yvette Bonatout commence à trouver que la Grande Volière est décidément un endroit pas si triste qu’on le dit.
Justement, la fillette de la concierge vient de rentrer de l’école et commence à étudier la préhistoire, sa leçon du jour.
Elle en est au chapitre où Béru invente le feu en frottant sa grosse bitoune contre un morceau de glace. Enfin, quand je dis Béru: pas lui, naturliche, mais l’un de ses ancêtres un peu plus velu que lui.
Martine est une gamine délurée, et tant mieux pour Yvette qu’elle ait eu une fille plutôt qu’un garçon, car avec son locataire du cinquième, ça pouvait dégénérer dans les atrocités abjectes.
Je raconte à la môme la dame et «son» petit garçon qui vient rendre visite de temps à autre à Blérot. Oui, oui, elle sait de qui je cause. Selon sa maman, paraîtrait qu’elle aurait échangé des sourires avec le gosse. En effet, elle se souvient parfaitement.
— Voilà des photos de garçons, regarde-les attentivement et dis-moi si tu le reconnais parmi ces différents portraits.
Le jeu l’intéresse. Car tout devient jeu pour un enfant. Elle tire les photos du paquet, une à une, examine chacune d’elles posément, puis la pose sur la toile cirée.
Au bout d’une douzaine de clichés, dès le premier regard, elle annonce: «C’est çui-là!» en brandissant la photo d’un garnement rieur affligé d’un léger strabisme convergent.
— Tu en es sûre?
— Oui.
Formelle! On peut lui faire confiance. Elle a déjà une gravité d’adulte.
Je mets l’image de côté.
— Regarde les autres.
Elle termine sa petite revue des frimousses sans plus réagir.
— C’est tout?
— Oui, monsieur. Je peux vous demander pourquoi?…
— Une douloureuse histoire de divorce, mon enfant; je compte sur ta discrétion. Tu me promets?
— Oui, monsieur.
Je la quitte pour grimper chez Blérot en compagnie de Mathias et de Pinaud. Je vais les laisser en planque tous les deux, ce qui leur donnera une plus grande possibilité de manœuvre et permettra au Rouillé de procéder à des investigations de laboratoire. Pour démarrer, Mathias dévisse le bloc téléphonique et en retire le ronfleur. Ainsi, ces messieurs auront l’opportunité d’utiliser l’appareil mais ne pourront recevoir de communication.
Je lui demande ensuite de tirer le portrait du malheureux enfant qui gît dans le frigo. Quelques prises au Polaroïd et j’emporte une documentation suffisante pour identifier le petit cadavre.
Il y a en moi une espèce de colère froide qui me fait trembler de l’intérieur. J’ai l’impression que mes organes se sont désarrimés comme la cargaison d’un rafiot dans la tempête, et brinquebalent dans ma carcasse. Je revois Blérot sur le banc, près d’Antoine, avec sa revue obscène. Et puis, lui encore, à mon côté dans la voiture. Tout compte fait, il a eu raison de se shooter, sinon je l’aurais vraiment massacré après la découverte de l’enfant à demi dépecé.
Je me recueille devant les chaînes scellées au mur. Combien d’innocents ont eu à subir la folie sadique de ce couple infernal? J’imagine la scène dantesque: Blérot et la fille s’acharnant sur le malheureux bambin tandis que la stéréo hurlait dans la chambre. Cet homme et cette femme sont les descendants du triste Gilles de Rais (ou de Rays, ou de Retz) de funeste mémoire.